RT France : Boris Johnson a refusé de se porter candidat pour remplacer David Cameron en septembre, que va-t-il se passer maintenant ?
Philippe Marlière (P. M.) : Depuis le vote du référendum, quasiment chaque jour nous avons un événement inattendu, spectaculaire et exceptionnel qui survient. Aujourd’hui cela n’a pas manqué, alors que nous nous attendions tous à ce que celui qui a mené nationalement le Brexit à la victoire, Boris Johnson, l’ancien maire de Londres, soit candidat. S’il était candidat, on le présentait il y a quelques jours comme le grand favori et il pouvait devenir après coup le Premier ministre. Ce ne sera pas le cas du tout parce qu’il a été lâché par les cadres dirigeants de son parti notamment une personnalité qui a créé la campagne avec lui Michael Gove, qui lui s’est présenté, qui est ministre de la justice dans le gouvernement actuellement.
Boris Johnson a fait beaucoup de promesses durant la campagne qu’il ne pourra pas tenir
Face à l’immensité de la tâche qui va être celle du nouveau dirigeant et des Conservateurs, certains commencent à dire qu’effectivement il a fait beaucoup de promesses durant la campagne qu’il ne pourra pas tenir donc il bat en retraite. Il y avait un article du Guardian aujourd’hui qui disait «Boris Johnson a créé un sacré désordre mais il ne veut pas nettoyer ce qu’il a fait». Cela résume un peu le sentiment général ici à Londres. C’est une grande déclaration politique ce Brexit et ça aussi, en tant qu’analyste, je ne pouvais pas le soupçonner à un tel point. Alors que rien n’a été officialisé, décidé d’un point de vue pratique, l’article 50 que l’on doit sanctionner pour mettre en cours le processus de départ de l’Union européenne n’a pas encore été utilisé. Il n’y a donc rien de changé dans les faits. La Grande-Bretagne est toujours au sein de l’Union. C’est l’incertitude créé par ce vote, que va-t-il se passer, qui va diriger le pays, qui fait que c’est un peu comme un château de cartes. Tout s’effondre dès qu’on met le doigt dessus parce que personne, y compris Boris Johnson, n’avait imaginé que le Brexit gagnerait.
Theresa May apparait comme la favorite
RT France : Quelles sont les chances que Theresa May devienne chef du parti ?
P. M. : Avec la défection de Johnson, je crois qu’elle apparait comme la favorite. L’autre poids lourd face à elle sera Michael Gove, un personnage qui a dit dans les médias qu’il n’était pas à la hauteur de la tâche de Premier ministre. Ce n’est donc pas un bon départ. S’il l’a fait c’était pour bloquer Boris Johnson. C’est plein de règlements de comptes. C’est comme la série américaine, House of cards. Certains font peur donc on les bloque, comme Boris Johnson. Theresa May pourrait apparaitre comme moins extrémiste, mais elle donne des gages en ce moment, sur l’immigration, sur une poursuite de politique d’austérité. Sur le plan des relations internationales, elle est comme l’ensemble de la classe britannique conservatrice atlantiste, proche des Etats-Unis, il n’y aura pas beaucoup de grandes variations. Mais elle a l’avantage d’être une femme, d’avoir un profil plus libéral que les autres. A priori elle est dans une position de force, mais attendons parce que chaque jour il y a tellement de surprises que peut-être que demain il y aura quelque chose d’autre.
RT France : Que se passe-t-il dans le camp labour ?
P. M. : Je pense qu’il y a deux courants dans le parti travailliste. L’aile droite, traditionnellement déteste Corbyn qui vient de la gauche et qui n’a jamais supporté qu’il soit dirigeant du parti, qui le trouve illégitime. Ceux-là attendaient l’horreur et ils pensent avoir trouvé, avec le fait qu’une partie importante de l’électorat travailliste soit partie et ait voté pour le Brexit, un prétexte pour l’attaquer et lui dire de partir. Ce qui est plus grave pour Corbyn c’est qu’il y a aussi une partie des députés travaillistes plus modérée, certains qui étaient prêts à lui donner une chance, qui considèrent qu’il a mené une mauvaise campagne et, plus grave encore, qui déclarent officiellement que Corbyn n’est pas un bon dirigeant, qu’il ne sait pas gérer le parti donc ils ne lui font pas confiance pour gagner les élections.
C’est une espèce de coup d’Etat contre Corbyn
L’une des choses qui fait très peur aux députés c’est qu’ils se sont rendu compte que dans le mouvement actuel vers le Brexit, une partie de l’électorat traditionnel travailliste, dans le Nord du pays notamment, avait voté Brexit et pouvait donc être sensible aux Conservateurs ou à UKIP. Donc la peur est de perdre cet électorat à nouveau à l’élection générale qui aura lieu à l’automne, et à ce moment-là, de perdre un nombre important de députés, parce que ce sont des bastions.
Chez les Travaillistes c’est un contrecoup du Brexit mais c’est plus atténué parce que c’est un parti d’opposition, il s’agit de règlement de compte interne par rapport à un chef de parti qui n’est pas jugé légitime. Il passe très bien auprès des élites urbaines éduquées, radicalisées à gauche, mais il a plus de mal avec un électorat plus ouvrier ou dans les campagnes. C’est une espèce de coup d’Etat contre lui, parce qu’il a été élu démocratiquement il y a neuf mois et là on lui tombe dessus. Je ne pense pas qu’il soit le seul coupable de la campagne travailliste, tout l’appareil a été mauvais.
Il y a un schisme très fort entre le groupe parlementaire et une base qui continue à aimer Corbyn
RT France : Le Brexit est-il un prétexte pour se débarrasser de Jeremy Corbyn ?
P. M. : Oui d’avantage. En général son groupe parlementaire ne l’aime pas mais ils ne peuvent pas le virer comme ça à tous les coups. Il a été élu par la base. Ce serait une démarche très antidémocratique d’une élite. Vous avez d’ailleurs déjà des critiques de la base qui remontent. Des militants disent «Que font les députés ? Nous avons élu Corbyn et nous le soutenons. Nous trouvons qu’il est bon.» Il y a donc vraiment un schisme très fort entre le groupe parlementaire et une base plus jeune, plus politisé, plus urbaine, qui continue à aimer Corbyn. Il va y avoir l’élection du chef des Travaillistes bientôt et Corbyn s’il le peut, va se représenter de nouveau. Il peut y avoir un scénario où Corbyn gagne de nouveau. Cela sera une situation de crise parce qu’il sera réélu, il aura de nouveau un mandat et il aura face à lui un groupe de députés dont 172 ont voté contre lui et 40 ont voté pour lui. Il a très largement perdu. Il est populaire à la base mais il est rejeté par les députés.
A l’origine, il y a eu une volonté de discuter de la place de la Grande-Bretagne en Europe
RT France : Le vote sur le Brexit est-il plutôt une protestation contre les politiques britanniques ou les fonctionnaires à Bruxelles ?
P. M. : Les deux. Je crois qu’à l’origine, puisqu’on demande aux gens de voter sur l’Europe, il y a eu une volonté de discuter de la place de la Grande-Bretagne en Europe, d’émettre des critiques et pour ceux qui voulaient défendre, d’émettre des opinions favorables. C’était les premiers temps, qui ont surtout tourné autour des querelles de chiffres, si on sort vous aurez tant d’argent, ça ne mobilisait pas et ça lassait les gens. Dans les derniers mois de campagne, tout à la fin, ça a bifurqué sur deux thèmes, l’immigration et l’identité nationale. Là, on n’a pratiquement plus parlé de l’Europe.
L’Europe à la fin jouait un rôle de «background» pas très important
Je pense qu’en regardant la chronologie, l’Europe à la fin jouait un rôle de «background» pas très important. Il suffit de regarder les reportages, sur le terrain, dans le Nord de l’Angleterre, dans les parties post-industrielles où il y a des taux de chômage énormes. Les gens se plaignaient, ils n’avaient pas de boulot, des services publics délabrés, des écoles délabrées etc. Toutes choses qui sont du domaine de compétence des Etats nationaux, pas de l’Europe. Ce que le débat sur le Brexit a fait remonter à la surface est l’importance des inégalités, des fractures sociales et économiques en Grande-Bretagne, entre différentes régions, entre classes sociales, entre gens éduqués, diplômés et ceux qui ne sont pas diplômés, l’extrême de la nature très classiste de ce pays, qui est très peu égalitaire. Ce sont les démons du thatchérisme qui remontent à la surface. Ce discours a pris par surprise le parti travailliste et la gauche qui n’ont pas su le dominer et il s’est introduit partout dans la société britannique. Paradoxalement il a fallu un débat sur l’Europe pour faire remonter tout ça à la surface.
RT France : La Première ministre écossaise a rencontré Jean-Claude Juncker le 29 juin pour réaffirmer la volonté de l’Ecosse de rester dans l’Union européenne. Est-il possible que le Royaume-Uni éclate en plusieurs pays à la suite du Brexit ?
P. M. : Oui. C’est une autre conséquence gigantesque du Brexit, si on va jusqu’au bout. Les Ecossais ont voté très largement pour le maintien, ils veulent rester dans l’Europe. Il y aura des tensions. Si Nicola Sturgeon voit qu’il y a une majorité favorable à une sortie de l’Ecosse du Royaume-Uni, elle fera un référendum et ils sortiront. Il n’y a aucun problème. Mais est-ce que l’Union européenne accepterait sans sortie de l’Ecosse du Royaume-Uni de faire un statut indirect…je n’y crois pas. Ce serait tellement confus comme situation.
Ils ne sont pas tout à fait idiots à Bruxelles
RT France : Cela pourrait-il entraîner la Catalogne et la Flandre ?
P. M. : Oui. Ils ne sont pas tout à fait idiots à Bruxelles. Ils ont conscience qu’il y a des phénomènes régionaux nationalistes dans certaines régions d’Europe. Cela ouvrirait la boîte de Pandore à toutes sortes de revendications. C’est pour cela qu’ils ne le feraient pas. Imaginons qu’il y ait un véritable Brexit, il sera fait d’abord avec le souci de préserver les intérêts économiques de l’Union européenne et de la Grande-Bretagne. Il y aura probablement un accès à la zone économique européenne au marché unique britannique. L’Ecosse pourra donc dire que finalement ils ne perdent pas tout. Si la situation reste confuse en Angleterre, il y aura un ascendant politique de Nicola Sturgeon qui est d’ailleurs la personne victorieuse de ce vote. Ce n’est pas un bon vote pour l’Ecosse parce que les Ecossais veulent rester en Europe, mais à moyen terme c’est un bon vote, parce que cela redonne possibilité de faire un référendum.
On ne va pas tout à fait mettre la Grande-Bretagne dehors
Nicola Sturgeon est vraiment la personne forte du royaume aujourd’hui, donc quelqu’un qu’il faut regarder de près. De plus c’est quelqu’un de politiquement remarquable, de très astucieux et très fort. Elle a très bien géré dans cette situation de chaos et de confusion totale depuis une semaine. C’est la seule personne qui s’en tire correctement. On ne va pas tout à fait mettre la Grande-Bretagne dehors, on va préserver des liens de relation économique et on fera aussi quelque chose avec les Ecossais, on leur donnera sans officiellement les avoir dans l’Europe un statut qui permette leur particularité. Ensuite, si vraiment cela dure, il y aura un référendum et les Ecossais peuvent gagner.