Panama Papers : à qui profite le crime ?

Avec les révélations des Panama Papers les offshores américains deviennent une issue de secours pour les riches souhaitant rester discrets, estime le professeur à l’université de Genève Raphaël H. Cohen.

RT France : Vous étiez une des rares personnes à avoir pratiquement prédit les révélations des Panama Papers dans votre article Le coup de maître des USA. Vous attendiez-vous à ces révélations ?

Raphaël H. Cohen : J’avoue que non. Je n’ai pas prédit, j’ai simplement dit que les Américains étaient peut-être en train de faire un certain nombre de choses pour rapatrier l’argent dans leurs banques et qu’ils auraient utilisé un certain nombre de méthodes, j’ai décrit quelques-unes d’entre elles.

Mon hypothèse, quant à ce qui se passe au Panama, est que ce pourrait être une méthode complémentaire qu’ils utilisent pour faire pression sur un certain nombre de banques et de pays. Comme le Panama est un des endroits où ils ont rencontré le plus de difficultés à obtenir la collaboration fiscale, notamment du fait qu’il est difficile d’antagoniser les dirigeants du Panama alors qu’il s’agit d’un allié stratégique. En diffusant des informations telles que celles qui ont été obtenues, d’une manière ou d’une autre, le résultat des courses est que un certain nombre d’actifs du Panama vont déménager. Car, maintenant, les gens n’ont plus confiance.

C’est un moyen très efficace pour faire mal à des gens qui dérangent, et notamment à certains dictateurs qui ont très discrètement accumulé de la richesse par le biais du Panama

Une autre hypothèse : comme cette affaire révèle que quelques dirigeants, dans le monde, ont des actifs ou des intérêts gérés depuis le Panama, cela les déstabilise. On a déjà eu une démission en Islande. Au fond c’est un moyen très efficace pour faire mal à des gens qui dérangent, et notamment à certains dictateurs qui ont très discrètement accumulé de la richesse par le biais du Panama.

C’est donc beaucoup plus efficace de passer par un moyen comme celui-ci que d’envoyer des agents secrets, ou de faire des choses beaucoup plus compliquées et bien plus dangereuses. Là, il suffit de diffuser des informations compromettantes et le tour est joué. C’est donc un moyen extrêmement efficace. Finalement à qui profite le crime ?

Si l’hypothèse d’une stratégie délibérée pour inciter au transfert d’actifs vers les Etats-Unis est confirmée, il n’est pas exclu que le hasard qui fait bien les choses fasse en sorte que les Panama Papers participent au dispositif

Je ne peux donc pas dire que j’avais prévu cette affaire - loin de là - mais je dirais que si l’hypothèse d’une stratégie délibérée pour inciter au transfert d’actifs vers les Etats-Unis est confirmée, il n’est pas exclu que le hasard qui fait bien les choses fasse en sorte que les Panama Papers participent au dispositif. En effet, les banques américaines, dans certains Etats, accueillent encore assez facilement dans des sociétés offshore les actifs qui fuient les pays déstabilisés d’une manière ou d’une autre. Mossack Fonseca étant actif dans des dizaines de jurisdictions, ceux qui ont eu accès à leurs dossier n’ont pas que des informations sur les sociétés panaméennes mais sur beaucoup d’autres paradis fiscaux. Il sera intéressant de voir si tous ces paradis fiscaux subissent les mêmes pressions ou si c’est juste le Panama.

RT France : Vous avez évoqué dans votre article les paradis fiscaux qui se trouvent sur le territoire des Etats-Unis, comme au Delaware, au Nevada, ou encore au Wyoming. Est-ce que pour ces gens qui ont peur de se faire connaitre par leur évasion fiscale, ces Etats américains sont une alternative au Panama, par exemple ?

Raphaël H. Cohen : Il y a deux catégories de personnes qui vont utiliser des sociétés offshore au Delaware, au Nevada ou ailleurs aux Etats-Unis. Il y a des personnes qui veulent s’assurer d’une certaine discrétion pour leurs actifs. Même s’ils sont peut-être fiscalement déclarés, leur détenteurs veulent, pour différentes raisons (questions de succession, de relations familiales, de divorce, etc.) qu’on ne puisse pas facilement identifier qui est derrière l’actif. C’est la première catégorie.

La deuxième catégorie correspond à ceux qui ont des actifs non-déclarés et qui profitent de ce même secret, qui existe aux Etats-Unis, pour ne pas avoir à déclarer leurs actifs.

Il y a des raisons parfaitement légitimes d’utiliser une certaine opacité qui est à disposition aux Etats-Unis et qui existait en Suisse jusqu’à il y a quelques années - c’est désormais exclu en Suisse. On peut  donc tout à fait comprendre que des personnes aient des raisons très valables de passer par le système américain.

Jusqu’à présent personne n’a réussi à faire plier les Américains pour partager des informations sur les ayant-droits économiques

RT France : Pourquoi le système américain est-il intéressant ?

Raphaël H. Cohen : Parce que les Etats-Unis ne communiquent pas aux autres pays des informations sur les ayants-droits économiques. Ainsi quelqu’un peut détenir une société aux Etats-Unis sans que personne ne sache que c’est lui qui la détient. Peut-être que la banque le sait, mais elle n’est pas tenue de partager cette information.

Et comme, dans l’accord de l’OCDE sur l’échange d’informations automatique les Etats-Unis bénéficient d’une exception, ils ont réussi un coup magistral : ils peuvent recevoir les informations, mais ne sont pas tenus d’en donner.  Cela ajoute une couche de protection supplémentaire, du fait que c’est, sauf erreur, le seul pays à bénéficier de cette asymétrie.

Le fait d’amener de l’argent aux Etats-Unis ne va pas changer quoi que ce soit au déficit américain

Le Panama n’a pas signé la convention de l’OCDE, mais va peut-être être maintenant forcé de le faire. Et il est plus facile de faire pression sur le Panama que sur les Etats-Unis. Le «hasard» fait que les Panama Papers vont y contribuer. Les conspirationnistes pourraient même accuser les fiscalistes de l’OCDE d’avoir fait le coup…

Jusqu’à présent personne n’a réussi à faire plier les Américains pour partager des informations sur les ayant-droits économiques. C’est une affaire à suivre, mais dans l’état actuel des choses les Américains ont très bien tiré leur épingle du jeu.

RT France : Est-ce que cette manœuvre vise à faire déménager les capitaux vers les Etats-Unis pour combler son déficit ?

Raphaël H. Cohen : Le fait d’amener de l’argent aux Etats-Unis ne va pas changer quoi que ce soit au déficit américain. Ça ne changera que si les Américains décident de taxer ces actifs. De dire que - et c’est mon hypothèse - à un moment donné, les Américains pourraient changer leur loi fiscale, et faire en sorte que, finalement, les personnes ayant déplacé leurs actifs dans une société offshore domiciliée aux Etats-Unis deviennent des sujets fiscaux américains qui doivent payer des impôts sur ces actifs. Cet impôt pourrait être très substantiel.

A ce moment-là ces impôts contribueront à réduire le déficit américain, car cela fera rentrer du cash. Mais le fait de simplement déplacer de l’argent d’un pays à un autre pays ne change rien au déficit du pays. Cela fait rentrer de l’argent dans les banques, mais cet argent peut repartir. Tandis qu’une fois qu’il est rentré sous forme d'impôt dans les caisses de l’administration américaine, il ne peut plus repartir.