Les printemps arabes en Tunisie et en Egypte : un bilan cinq ans plus tard

Le spécialiste de l'Afrique Bernard Lugan tire les conclusions des révolutions en Tunisie et en Egypte.

Cinq ans plus tard, il ne reste rien d’autre des prétendus «printemps arabes» qu’un immense chaos et de terribles frustrations. De l’Egypte à la Libye et de la Tunisie à la Syrie, la tragique illusion a en effet été payée au prix fort, celui du sang.

Sur les cinq pays d’Afrique du Nord (Egypte, Libye, Tunisie, Algérie et Maroc), seuls deux furent concernés, la Tunisie et l’Egypte. La Libye constitue un cas à part car elle a subi, non pas une révolution, mais une guerre civile qui a vu la victoire d’un camp sur l’autre à la suite de l’intervention franco-otanienne.

En Afrique du Nord, le prétendu «printemps arabe» s’est donc limité aux révolutions de Tunisie et d’Egypte. Ces dernières eurent sept grandes caractéristiques communes.

1. En Tunisie comme en Egypte, ce furent d’abord des révolutions bourgeoises et citadines qui vinrent se greffer sur de profondes crises sociales provinciales jusque-là demeurées cantonnées à des foyers traditionnels, mais excentrés, de misère et de contestation.

2. Elles furent largement déclenchées par une jeunesse frustrée, souvent diplômée mais sans emploi en sans perspectives autres que l’émigration. En Tunisie, à la veille de la révolution, deux chômeurs sur trois avaient moins de 30 ans et ils sortaient souvent de l’université.

3. Les deux pays étaient gouvernés par des vieillards malades et au pouvoir depuis des décennies (Ben Ali 24 ans, Moubarak 30 ans).

4. Dans les deux pays, le poids de clans honnis gravitant autour des épouses des présidents était de plus en plus mal supporté par la population.

5. En Tunisie comme en Egypte le pouvoir s’effondra sur lui-même en quelques semaines : en Tunisie les troubles débutèrent ainsi le 17 décembre 2010 et le président Ben Ali abandonna le pouvoir le 14 janvier 2011. En Egypte tout débuta le 25 janvier 2011 et le départ du président Moubarak eut lieu le 11 février.

6. Un haut état-major qui se détacha du pouvoir, l’abandonna ou même le trahit.

7. En Tunisie comme en Egypte, les islamistes qui n’étaient pas à son origine, coiffèrent ensuite le mouvement.

En aidant au renversement de Ben Ali et de Moubarak, les Occidentaux pensaient qu’ils allaient permettre à la démocratie de se réaliser

Ces mouvements furent soutenus par les Euro-Américains. En aidant au renversement de Ben Ali et de Moubarak, ils pensaient qu’ils allaient permettre à la démocratie de se réaliser, et donc de couper l’herbe sous les pieds de l’islamisme radical qui n’aurait ainsi plus de vivier politique dans lequel recruter.

Leur erreur d’analyse fut totale car ils croyaient que la démocratie est compatible avec l’islamisme politique. Béchir ben Yamed a bien résumé cette illusion en écrivant que les Européens et les Américains ont cru :

«(…) que l’islamisme, dès lors qu’il se dit modéré et ouvert à la démocratie, était un interlocuteur solide et durable. Certes, il n’a pas rompu avec le salafisme, ne renie pas la violence, mais n’est-il pas soutenu, politiquement et financièrement, par ces alliés traditionnels des Euro-Américains que sont l’Arabie saoudite, le Qatar et les Emirats arabes unis, aussi rétrogrades et islamistes que riches et dociles» (Béchir Ben Yahmed, Jeune Afrique, 7 juillet 2013, pp.3-4).

Cependant, si la révolution a pu se produire c’est parce que les revendications de ces «privilégiés» se sont greffées sur de profondes inégalités sociales provinciales

La révolution tunisienne ne fut pas déclenchée par les islamistes mais par des nantis. Ce furent en effet des revendications bourgeoises et citadines qui mirent les foules dans la rue. Les premiers acteurs de la révolution tunisienne furent en effet ceux qui avaient le plus bénéficié de la «greffe moderniste et laïque» permise par le régime Ben Ali, et qui demandaient encore plus de liberté et de modernisme. Ces naïfs furent ensuite doublés par les islamistes.

Cependant, si la révolution a pu se produire c’est parce que les revendications de ces «privilégiés» se sont greffées sur de profondes inégalités sociales provinciales jusque là cantonnées dans les zones défavorisées de l’intérieur et du sud du pays. Ce fut la coagulation des mécontentements qui chassa le président Ben Ali.

Ces réussites uniques dans le monde arabo-musulman étaient d’autant plus remarquables qu’à la différence de l’Algérie et de la Libye, ses deux voisines, la Tunisie ne dispose que de faibles ressources naturelles

Plusieurs décennies de patients efforts furent alors réduites à néant, à telle enseigne que l’on a du mal, en 2016, à imaginer à quel point la Tunisie était devenue un pays moderne attirant capitaux et industries et dans lequel 80% des nationaux étaient propriétaires de leur logement. Ce pôle de stabilité et de tolérance, unique dans un univers musulman souvent chaotique voyait venir à lui des millions de touristes recherchant un exotisme tempéré par une grande modernité. Des milliers de patients venaient s’y faire opérer à des coûts inférieurs et pour une même qualité de soins qu’en Europe. Dans ce pays qui consacrait plus de 8% de son PIB à l’éducation, la jeunesse était scolarisée à 100%, le taux d’alphabétisation était de plus de 75%, les femmes étaient libres et ne portaient pas le voile ; quant à la démographie, avec un taux de croissance de 1,02%, elle avait atteint un quasi niveau européen. 20% du PIB national était investi dans le social et plus de 90% de la population bénéficiait d’une couverture médicale.

Ces réussites uniques dans le monde arabo-musulman étaient d’autant plus remarquables qu’à la différence de l’Algérie et de la Libye, ses deux voisines, la Tunisie ne dispose que de faibles ressources naturelles.

Pour les Tunisiens le bilan, cinq ans plus tard, est douloureux car la dégradation du climat social est doublée d’une immense frustration. Avec une croissance économique nulle, une incapacité à lancer des réformes de fond, une majorité politique bancale car formée par la coalition entre réformistes et Ennahda, vitrine des Frères musulmans à connotation salafiste, le pays qui traverse une grave crise  économique est menacé par la récession. Avec en toile de fond, un spectaculaire envol de la dette qui atteint 60% du PIB et la paralysie du tourisme qui, avant la révolution, représentait environ 7% du PIB national.

La révolution changea alors de nature car les islamistes utilisèrent les institutions démocratiques pour arriver au pouvoir

Quant aux attentats islamistes, l’année 2015 a vu leur multiplication avec ceux du musée du Bardo le 18 mars 2015, de l’hôtel de Sousse le 26 juin et celui du bus de la garde présidentielle le 24 novembre. De plus, les autorités estiment à environ  10 000 le nombre de jeunes Tunisiens ayant rejoint les rangs de Daesh. Leur retour au pays risque donc d’annoncer des jours difficiles…

En Egypte, le président Moubarak fut renversé au terme de 17 jours de manifestations qui débutèrent le 25 janvier 2011, pour s’achever le 11 février, date de son départ.

Les forces composites qui l’avaient vaincu se déchirèrent ensuite. La révolution changea alors de nature car les islamistes utilisèrent les institutions démocratiques pour arriver au pouvoir. L’ayant légalement conquis par les urnes, ils voulurent imposer une constitution théocratique, ce qui mit le pays dans une situation de pré-guerre civile, forçant l’armée à intervenir et à renverser le président Morsi pourtant démocratiquement élu.

Paradoxalement, ceux qui ne supportaient plus leur vieux chef militaire avaient permis aux islamistes d’arriver au pouvoir ; puis, terrorisés par le sort qui les attendait, ils avaient appelé au secours un autre chef militaire, foulant ainsi aux pieds les principes démocratiques dans lesquels ils se drapaient quelques mois auparavant…

Cependant, le régime doit faire face à une insurrection islamiste dans le Sinaï et à une vague de terrorisme dans le reste du pays. Quant à la crise égyptienne qui est multiforme, elle est aggravée par une véritable impasse démographique. Avec un indice de fécondité de 3,1 par femme et un taux de croissance naturelle de 18,5 pour 1000, la population égyptienne est en effet passée de 23 millions d’habitants en 1955  à plus de 80 millions aujourd’hui. Conséquence, l’Egypte ne peut plus nourrir sa population, et comme les surfaces agricoles ne sont pas extensibles, le pays doit donc acheter à l’étranger de quoi la nourrir. Combien de temps le pourra t-il ? Là est toute la question…

Du même auteur : Burundi: à nouveau le chaos