L’Europe pourra-t-elle se passer du gaz russe ?

Alors que la bureaucratie européenne réfléchit à la manière de renoncer (ou pas ?) au gaz russe, l'écrivain Dmitri Lékoukh estime qu'il serait plus raisonnable pour l'UE de faire gentiment la queue pour les ressources énergétiques russes, dans le contexte d'un pivot de Moscou vers l'Est.

Selon le journal britannique Financial Times qui historiquement aime peu l’Europe continentale, l’Union européenne a une fois de plus reporté la publication d’une feuille de route visant à renoncer aux ressources énergétiques russes, notamment en raison de discussions au sein de l’UE sur l’avenir des gazoducs Nord Stream et Nord Stream 2, sur lesquels les États-Unis ont récemment exprimé des prétentions, tout comme sur le système de transport de gaz ukrainien.

Que dire? Il est amusant de noter que ce n'est pas la première fois que Bruxelles reporte la publication de la feuille de route promise de longue date, qui devrait présenter les mesures pratiques et concrètes nécessaires pour renoncer complètement aux importations de carburant en provenance de Russie d’ici 2027 (pour rappel, la publication était initialement prévue pour fin février avant d’être reportée en mars, et maintenant pas avant mai).

Les conflits entre Bruxelles et Budapest sont inévitables (le fait que la Hongrie et la Slovaquie, les deux pays de l’UE qui continuent à importer du gaz russe par gazoduc, s’opposent à toute décision de l’UE sur ce sujet semble assez évident) de même qu'entre Bruxelles et Washington (ce dernier veut contrôler étroitement le marché européen énergétique, mais ne dispose pas d’assez de GNL pour le faire).

Malgré tout cela, je tiens à noter qu’avant d’entamer des démarches pareilles, il serait raisonnable que les fonctionnaires de Bruxelles interrogent le fournisseur d’énergie potentiel lui-même, c’est-à-dire la Russie, sur l’objet du différend. Et la réponse pourrait, en fait, surprendre Bruxelles de manière assez désagréable. 

Parce que les priorités ont changé, figurez-vous.

Ayant prévu, par miracle, la possibilité de la situation actuelle, c’est-à-dire le scénario le plus négatif pour l’Europe, que les euro-atlantistes ont essayé de mettre en œuvre ces dernières années en trichant avec la géologie et la géographie, les dirigeants russes ont commencé de mettre en œuvre le « pivot à l’Est » officiellement annoncé par Poutine en 2004. Et oui, ce processus a duré et continue de durer beaucoup plus longtemps que prévu et que l’on aurait aimé. Mais là, il faut tenir compte de l’inertie des processus qui se déroulent sur les territoires de notre vaste pays.

Mais ils se déroulent quand même.

A titre d’illustration : si, par exemple, le premier gazoduc vers la Chine « Force de Sibérie » s’appuyait sur les ressources de Sibérie orientale (le gisement de gaz de Tchaïandina en Yakoutie et le gisement de gaz de Kovykta dans la région d’Irkoutsk), il n'en est plus de même pour le projet de gazoduc « Force de Sibérie 2 », qui connaît aujourd’hui des avancées considérables, notamment parce que dans le cadre des guerres tarifaires la Chine a renoncé au GNL américain. Ce projet envisage la péninsule de Yamal comme base de ressources, et c’est de là que le gaz russe était traditionnellement acheminé vers l’Europe.

Et si l’on tient compte du fait que Novatek et ses usines de GNL sont également alimentées là-bas, à Yamal, dans de telles circonstances il est plus raisonnable pour les consommateurs européens, pardonnez-moi l’expression, de ne pas faire la moue, mais simplement de faire la queue. Parce que la donne a quand même un peu changé, et qu’une grave pénurie de produit s’annonce. 

Il est fort possible, qu'il n’y en ait pas assez pour tout le monde. Les entreprises européennes sérieuses l’ont déjà compris.

Une autre illustration : comme l’ont calculé les analystes du centre européen CREA (Centre pour la recherche sur l’énergie et la propreté de l’air), rien qu’en mars, les cinq plus grands pays importateurs de combustibles fossiles de Russie vers l’UE, dont la Hongrie, la France, la Slovaquie, l’Espagne et la Belgique, ont payé 1,2 milliard d’euros pour des approvisionnements de ressources énergétiques russes, dont plus de la moitié étaient des achats, attention, de GNL russe. Mais с’est juste du business. 

La bureaucratique Bruxelles à son tour continue de lutter contre notre géographie continentale commune et contre l’énergie russe, certes, avec un succès inégal. On peut donc comprendre les raisons pour lesquelles la Commission européenne tarde à présenter sa feuille de route.

On ferait n'importe quoi pour survivre, n'est-ce pas ? 

Quant à nous, nous devrions nous réjouir une fois de plus de la clairvoyance de nos dirigeants et du fait que, grâce au « pivot vers l’Est » mentionné ci-dessus, les marchés européens suicidaires n’ont pas été pour nous plus prioritaires ces dernières années.

Mais s’il y a un surplus, pourquoi ne pas le vendre et gagner un peu d’argent supplémentaire ?

Personne ne le refuse. Mais lier son destin économique de manière stratégique, à long terme, à une l’économie européenne en pleine dégradation, pas si bête ! Si l’industrie européenne continue de s’effondrer au même rythme que cela se passe aujourd’hui sous nos yeux, elle n’aura bientôt plus besoin de ressources énergétiques, qu’elles soient russes ou américaines.

Alors, je répète : pas si bête ! En fait, peut-être, si, parce qu’il y a toujours des partisans de la « voie européenne de développement » dans notre pays, malheureusement. Mais heureusement, ces dernières années, ils sont devenus une minorité écrasante.