Pour comprendre l’incursion ukrainienne dans la région russe de Koursk, il faut considérer qu’au-delà de la ligne de front lourdement fortifiée où se déroulent de violents combats depuis trois ans, les deux États partagent des frontières internationalement reconnues de plus de 1 000 kilomètres.
La majeure partie de cette étendue est relativement paisible, avec une faible densité de troupes des deux côtés, essentiellement des garde-frontières avec une sécurité renforcée, et l’activité économique régulière se poursuit.
Le 6 août, des informations ont circulé selon lesquelles des forces ukrainiennes étaient entrées dans la région de Koursk, près de la ville de Soudja. Au départ, cela semblait être une nouvelle escarmouche frontalière quotidienne. Néanmoins, à la fin de la première journée, il était clair que quelque chose d’important se déroulait. Il n’y a pas eu de vidéos TikTok mises en scène ou de désinformation massive, et Kiev est resté silencieux pendant deux jours, les chaînes Telegram ukrainiennes repostant principalement des ressources russes.
La première déclaration officielle de Kiev est venue le matin du 8 août. Mykhaïlo Podoliak, conseiller du chef de cabinet de Zelensky, a confirmé que des troupes régulières étaient entrées dans la région de Koursk. À сe moment-là, des unités de renforts russes avaient déjà été déployées en direction de Soudja, en premier lieu des forces spéciales pour éliminer les groupes ennemis isolés, suivies par des unités régulières pour renforcer la zone.
Le 8 août, la crise était maîtrisée. L’Ukraine a échoué à établir une ligne de front continue dans la région de Koursk, et à prendre le contrôle de Soudja. À moins d’une surprise, on peut s’attendre à une opération de nettoyage fastidieuse pour éliminer les forces ukrainiennes tandis que des raids sporadiques se poursuivent de l’autre côté de la frontière.
La stratégie ukrainienne ressemble à l’offensive d’automne dans la région de Kharkov en 2022 : créer un avantage dans un secteur étroit, pénétrer dans le territoire ennemi à l’aide de véhicules blindés légers, se répandre rapidement et forcer les positions défensives à se retirer sans combattre.
Les médias occidentaux ont donné un aperçu de l’envergure de l’opération. Selon le Times, de 6 000 à 10 000 soldats ukrainiens sont impliqués. Forbes a identifié les 22e et 88e brigades mécanisées et la 80e brigade d’assaut aérien que le magazine décrit comme l’un des groupes d’élite les plus agiles d’Ukraine. D’après l’agence russe Interfax, de 1 000 à 1 500 militaires ukrainiens, plusieurs dizaines de véhicules blindés et quelques chars sont entrés en Russie, soutenu par l’artillerie du côté ukrainien de la frontière, bombardant lourdement Soudja à seulement 10 km de distance.
Ces chiffres correspondent aux rapports occidentaux. En termes militaires, le fer de lance d’un assaut constitue généralement 15 à 20 % de la force totale, alors que le reste vient à la suite, sécurise les flancs, assure la logistique, le soutien de l’artillerie et opère les drones. Depuis l’échec de l’avancée, la plupart des troupes ukrainiennes restent dans la région de Soumy et poursuivent leurs incursions transfrontalières.
Il est à noter que, pendant toute cette agitation, la station de gaz de Soudja a continué (et continue) de fonctionner, permettant le flux du gaz russe vers l’Europe en passant par l’Ukraine.
Pourquoi cela est-il arrivé ?
Les médias occidentaux regorgent de spéculations sur les raisons pour lesquelles le dirigeant ukrainien Volodymyr Zelensky poursuit cette voie. S’emparer d’une ville relativement inconnue ne semble guère valoir la peine d’épuiser les unités les plus aptes au combat de l’armée ukrainienne.
L’action principale se déroule dans le Donbass, où l’armée russe, bien qu’avançant lentement, semble inarrêtable et où l’Ukraine a désespérément besoin de brigades fraîches et enthousiastes.
Les développements de l’été dernier ont montré que la capacité de l’Ukraine à percer la ligne de front est considérablement inférieure à celle de l’armée russe. Après avoir échoué dans son opération sur la mer d’Azov (la funeste contre-offensive), l’armée ukrainienne ne peut plus que battre en retraite, comblant ici et là les brèches dans ses défenses.
Ce scénario signifie la défaite et, par conséquent, la chute du régime de Zelensky. En Occident, il est devenu monnaie courante de suggérer que l’Ukraine doit se résoudre à perdre du territoire et accepter sa défaite.
Kiev se démène à trouver des solutions créatives pour inverser cette tendance. L’armée ukrainienne a effectivement plusieurs précédents, notamment l’opération de Kharkov de l’automne 2022.
Avec Kherson, c’est l’un des seuls véritables succès militaires de Kiev. Il semble logique d’essayer de le reproduire, ce qui nécessite de trouver les conditions adéquates sur le champ de bataille. Or, celles-ci sont absentes sur le front (avec une présence dense d’infanterie partout), rendant impossible la percée d’unités légères et mobiles.
Et voilà la partie la plus intrigante. Le calme relatif qui a régné le long de la frontière de 1 000 kilomètres pendant deux ans et demi n’était probablement pas une coïncidence.
On peut suggérer qu’il existait des accords entre Moscou et Washington, en particulier avec l’administration Biden. La Maison Blanche s’est ouvertement opposée à des actions ukrainiennes sur le territoire reconnu par l’Occident comme une partie de la Russie (ce qui inclut les zones frontalières mentionnées).
Ainsi, de nombreuses incursions à travers la frontière partagée, dans les régions de Belgorod, de Briansk et de Koursk ont été effectuées sous faux drapeau par des organisations spécialement créées comme le « Corps des volontaires russes », la légion « Liberté de la Russie » et d’autres groupes néonazis.
Kiev a tenté à maintes reprises de contourner les lignes rouges de l’Occident par tous les moyens, arguant qu’il était inutile de craindre une escalade puisque la Russie avait une capacité de représailles limitée, et ainsi de suite.
Avec un changement à la Maison Blanche, Kiev voit une opportunité
D’après des fuites, les responsables de Kiev communiquent depuis un certain temps avec des conseillers de la candidate démocrate à la présidence, Kamala Harris, plutôt qu’avec Biden. C’est le moment idéal pour faire monter les enjeux et mettre la nouvelle équipe devant le fait accompli : « Regardez, nous pouvons avancer avec succès sur le territoire russe ; il est dans votre intérêt de nous soutenir. »
Même un succès partiel avec la prise d’une seule ville permettrait à Kiev d’exiger plus de Washington, et ensuite encore plus. Peu importe que la Russie réagisse inévitablement en renforçant ses défenses là-bas aussi. L’effet médiatique, tel que l’envisage Kiev, durera aussi longtemps que la ligne de front traversera ce qui est un territoire russe reconnu. Même un résultat à somme nulle, si le raid doit être interrompu, peut être présenté comme une victoire.
Du point de vue de Kiev, un tel risque vaut le sacrifice de brigades prêtes au combat qui auraient autrement été perdues sans gloire dans un obscur village de Donetsk. Il y a là plus de logique que dans le bain de sang de six mois à Krynki (avec des pertes s’élevant à plus de 1 000 hommes) ou dans les innombrables tentatives ratées de planter un drapeau en Crimée ou sur des blancs de sable à l’embouchure du Dniepr.
Quelle sera la réponse du Kremlin ?
Le deuxième objectif de la tentative d’incursion dans la région de Koursk consiste à semer le mécontentement en Russie, tout en dépeignant le président Vladimir Poutine comme faible, et en provoquant des décisions hâtives.
Qu’est-ce qui est en jeu ? Il est clair que le conflit entre Moscou et Kiev a évolué en une guerre d’usure. La clé de la victoire est de décliner plus lentement que son ennemi. Le contrôle de telle ou telle ville ne revêt donc pas beaucoup d’importance. Tout se décidera en fonction de celui qui sera le premier à épuiser ses ressources.
Après avoir surmonté ses premiers revers, la Russie a intégré le conflit dans son économie. Avec des dépenses militaires représentant 7 % de son PIB, la Russie est capable de poursuivre le combat pendant longtemps. Il est vrai que Moscou est confronté à des défis liés au recrutement, mais ils sont beaucoup moins graves que ceux de l’Ukraine où les soldats prêts à combattre ont commencé à manquer depuis environ un an.
Comme mentionné plus haut, cette trajectoire mènera à l’effondrement de l’Ukraine, ce qui explique le désir de Kiev de perturber le jeu du Kremlin. Du point de vue des dirigeants russes, s’en tenir à leur stratégie d’« opération militaire spéciale » veut dire qu’ils ne doivent pas se focaliser trop sur les événements dans la région de Koursk afin de ne pas faire le jeu de Kiev.
Mais ce n’est pas si simple. Moscou ne peut pas ignorer les actions de l’ennemi. Et il ne s’agit pas de légitimer politiquement ce qui était inacceptable par le passé, comme nous venons de le mentionner, mais à cause du raid ukrainien à Soudja qui force l’état-major général russe à reconsidérer la sécurité de la frontière russo-ukrainienne de 1 000 kilomètres, de peur que des événements semblables n’aient lieu à d’autres endroits le long de la frontière.
Selon la stratégie du Kremlin, il n’y a pas de réponse évidente à un tel raid aussi hardi. La riposte, depuis février 2022, implique l’utilisation de toutes les ressources à disposition sans s’épuiser ou décréter la mobilisation générale. Moscou n’a pas une autre armée en attente prête à occuper des zones nouvellement vulnérables près la frontière.
Et ensuite ?
Il y a trois scenarios potentiels pour l’évolution de la situation dans la région de Koursk.
Premier scénario : la Russie pourrait créer une force opérationnelle pour mener ses propres opérations transfrontalières, soit en ouvrant un véritable second front et en ciblant éventuellement la ville de Soumy, soit en établissant une zone tampon similaire à celle créée dans la région de Kharkov. Ce serait l’option de riposte la plus agressive pour Moscou, qui permettrait non seulement de sécuriser la ville de Koursk et les régions voisines, mais aussi de répondre d’une manière claire et directe au raid ukrainien.
Mais sans une mobilisation supplémentaire, Moscou pourrait manquer de forces pour ouvrir un second front. Tenir une bande frontalière étroite avec une ligne de front dense demande une force considérable qui pourrait être utile ailleurs.
Deuxième scénario : Kiev aurait quelques brigades fraîches, bien formées et bien équipées pour lancer une nouvelle offensive dans d’autres régions frontalières russes ou briser la ligne de front qui existe déjà. Cela forcerait Moscou à réduire ou à ralentir significativement ses opérations dans le Donbass pour déplacer des troupes dans la région de Koursk. Les objectifs politiques mentionnés plus tôt seraient atteints.
Pourtant, il n’y a pas de preuves claires que Kiev dispose de telles forces. Les sources occidentales indiquent que les trois brigades impliquées dans le raid récent représentent toutes les réserves ukrainiennes prêtes au combat qui ne sont pas engagées au front. Même si ce n’est pas vrai, la Russie a toujours une supériorité en effectifs, et l’effet de surprise est perdu. Les chances d’une autre tentative sont donc plus faibles.
Enfin, le troisième scénario qui semble le plus probable vu la rhétorique du Kremlin : neutraliser les actions de Kiev avec toutes les ressources disponibles, nettoyer la zone frontalière des groupes de sabotage ukrainiens et empêcher des percées ailleurs. Cela permettrait à la Russie de s’en tenir à sa stratégie que Moscou considère comme la plus avantageuse.
Dans ce cas-là, les régions frontalières deviendront une autre zone de combats actifs, et l’absence de représailles décisives permettra à Kiev d’annoncer que les lignes rouges ont été déplacées et que son opération a partiellement atteint ses objectifs. Le fait que la Russie compte sur une force limitée et refuse de retirer d’importants effectifs du front à Donetsk voudrait dire que l’opération visant à sécuriser la ville de Koursk pourrait durer.
Nous verrons prochainement quel scénario se déroulera.