Chroniques

Le clown maléfique est de retour : Boris Johnson n’a pas fini de hanter la politique mondiale

Le Premier ministre britannique le plus scandaleux de tous les temps, qui a fêté ses 60 ans cette semaine, a laissé une trace sombre dans l’histoire du Royaume-Uni et du monde... et il pourrait être de retour, estime Tarik Cyril Amar.

Alexander Boris de Pfeffel Johnson, alias Boris Johnson, alias BoJo, ancien Premier ministre britannique, ministre des Affaires étrangères, maire de Londres, président du Parti conservateur (Tories) et – non des moindres - député au Parlement, fait la promo de son autobiographie qui va sortir. Sous le titre Unleashed (Déchaîné), l’éditeur promet qu’elle ne ressemblera à aucun autre mémoire de Premier ministre écrit auparavant. Cette fois, nous sommes presque prêts à le croire, même si c’est Johnson qui le déclare.

En effet, la carrière politique de BoJo - que nous n’avons malheureusement pas encore de raison de considérer comme terminée - a laissé l’empreinte de quelque chose de terriblement déchaîné, autant dire de quelque chose dans le pire style des films de monstres : imaginez Godzilla à Londres, mais sans le charme de l’imaginaire.

Par où commencer ? Pourquoi pas par la fin : aujourd’hui, l’archi-conservateur Johnson brille par son absence aux élections britanniques en cours, bien qu’elles battent leur plein… vers un désastre pour les collègues conservateurs de BoJo, ne l’oublions surtout pas. Un sondage de The Economist prédit que les Tories perdront 179 sièges sur les 371 qu’ils ont obtenus en 2019 ; c’est une réduction de près de moitié. Le Parti travailliste, en revanche, semble être sur la bonne voie pour remporter 381 sièges ou plus. En d’autres termes, un effondrement historique se profile qui enterrera les conservateurs.

Cependant, malgré une lutte désespérée en cours pour sa survie politique et malgré des démentis indécis, Johnson reste le plus souvent silencieux, s’étant retiré de la campagne électorale. L’une des raisons est certainement son égoïsme démesuré, même selon les critères des hommes politiques. Johnson n’a jamais été du genre à se sacrifier pour l’équipe. Il est probable qu’il projette un retour et se tienne à l’écart. Et puis, il déteste aussi Rishi Sunak, l’actuel Premier ministre conservateur extrêmement impopulaire. Regarder à l’écart Sunak se faire tabasser est un bonus supplémentaire.

Certains observateurs pensent qu’il est tout simplement trop occupé à gagner de l’argent avec ses discours et bientôt avec ses mémoires, qui regorgeront certainement de ragots lucratifs et de sensations. Et puis, il a récemment fêté ses 60 ans, une occasion que sa longanime femme Carrie – la fidélité n’a jamais été le point fort de BoJo, même dans sa vie personnelle – a voulu marquer en lui offrant trois sculptures d’éléphants en bois. Dans certaines cultures, cet animal symbolise un souvenir qui vous retient sans cesse.

Scandales et snobisme dans l'élite politique britannique

Soyez sûrs, l’une des choses qui ne retient pas BoJo est le fait d’être l’homme politique de Grande-Bretagne le plus marqué par les scandales, ce qui est plutôt un exploit au sein d’une élite politique britannique rongée par le snobisme, la trahison et la corruption.

La principale raison pour laquelle Johnson a dû finalement - après une longue résistance indécemment obstinée - renoncer d’abord à son poste de Premier ministre en 2022, puis même à son siège à la Chambre des communes en 2023, est qu’il a été beaucoup trop souvent pris en train de mentir. Il a été contraint de quitter ses fonctions et, plus tard, le Parlement, en raison du scandale connu sous le nom de Partygate. Pendant la pandémie de Covid-19, il a organisé des soirées arrosées illégales dans sa résidence à Downing Street 10, tandis que les Britanniques ordinaires étaient soumis à de sévères restrictions ; et puis il a continué à nier les faits, en mentant effrontément et à plusieurs reprises pas « seulement » au public britannique, mais aussi à la Chambre des communes. Une commission spécialement désignée a établi que BoJo avait été méprisant envers le Parlement.

Les règles existent pour les autres

Au-delà de l’égoïsme, le mépris est peut-être le trait de caractère le plus important de Johnson. Les règles, qu’elles soient légales ou morales, existent pour les autres, et les autres n’importent que dans la mesure où ils peuvent être utilisés pour satisfaire la soif insatiable de Johnson pour la gloire, le pouvoir et, en réalité, pour toute forme de gratification qu’on peut imaginer – et aussi pour certaines qu’il vaut mieux ne pas imaginer.

Populiste doué, capable de plaire aux gens ordinaires, c’est en réalité une caricature du nanti gâté et égocentrique, un échantillon du pire que les classes supérieures britanniques, ou plutôt anglaises, ont à offrir. Il est né et a grandi dans une famille privilégiée. Après avoir obtenu son diplôme d’Eton, il est entré au Balliol College d’Oxford. C’est un excellent collège pour les nombreux à y aller pour effectivement étudier, mais ce n’était pas le cas pour notre Johnson. Il était là exclusivement pour le Club de Bullingdon, pour réseauter et faire de la politique politicienne précoce. Là où un autre ancien Premier ministre britannique attribuait indélicatement et trompeusement une « supériorité sans effort » aux diplômés de Balliol, Johnson, lui, était au niveau « sans effort » supérieur.

BoJo a un côté clownesque soigneusement cultivé : coiffure en pétard caractéristique, gros rire de plaisantin, bégaiement artificiel bien rodé de la classe supérieure, tellement exagéré qu’il a toujours l’air un peu comique, bien que ce soit surtout triste. Mais c’est un clown maléfique. Au-delà de ses scandales spécifiques, aussi démesurés soient-ils, sa politique a causé - certes, souvent en connivence avec d’autres - d’énormes dommages aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du Royaume-Uni.

Le Brexit n'a servi à rien

L’exemple, qui à défaut d’être l’unique est le plus spectaculaire de la manière dont il cause des torts sévères à son propre pays dont il se dit patriote, est sa promotion démagogique du Brexit en 2016. Il n’a contribué alors qu’à amonceler de fausses promesses. Vous vous rappelez ces centaines de millions de livres versées au système de santé britannique après le Brexit ? Ces « hautes et vastes terres baignées de soleil » qui s’ensuivraient ? Le futur d’une « Grande-Bretagne flibustière », puissance commerciale à l’échelle mondiale, agile et pleine d’entrain, libérée de toute cette paperasserie européenne nocive, et prête à tirer profit de toute occasion qui se présente ? En 2019, lorsqu’il amena les conservateurs à une victoire spectaculaire (renforcée toutefois par les travaillistes de Starmer qui ont torpillé leur propre candidat Jeremy Corbyn), il a donné la seule promesse qu’il a tenue, à savoir de « mener le Brexit à bien ».

Mais une fois que cela fut fait, ses conséquences réelles - quatre ans après l’achèvement formel du Brexit, en janvier 2020 - se sont révélées être une grande déception. L’UE, disons clairement, est on ne peut plus pourrie aujourd’hui : un appendice obéissant à l’empire atlantiste de Washington, en déclin mais encore combatif, antidémocratique jusqu’à l’os, attaché à des politiques d’austérité élitistes et coincé dans un marasme géopolitique et économique, vu qu’il suit docilement les États-Unis dans leur grande croisade eurasiatique contre la Russie. Cela ne signifie pas pourtant que quitter le monstre bruxellois était une bonne idée pour la Grande-Bretagne.

Du point de vue géopolitique, le Brexit n’a servi à rien car Londres est par-dessus tout encore plus belliqueux envers Moscou que Washington, comme l’a montré récemment son rôle de défricheur dans la permission donnée à l’Ukraine de frapper à l’intérieur de la Russie avec des armes occidentales. Il n’y a donc là aucun avantage.

En ce qui concerne l’économie - un problème clé, voire le problème central pour ceux qui ont voté en faveur du départ -, le Brexit a été pire qu’inutile : en janvier 2023, des recherches présentées dans The Economist ont révélé que le Brexit avait amputé le PIB britannique de 6 % et les investissements de 11 %, face aux modèles simulant un monde sans Brexit, et que les prix moyens des denrées alimentaires avaient augmenté d’environ 3 % par an en 2020 et 2021.

On peut bien sûr contester les méthodes et les données de ces études et d’autres similaires. Bien plus, l’évaluation de l’impact économique réel du Brexit est compliquée par le fait que certains problèmes auxquels la Grande-Bretagne fait face, ont surgi antérieurement - par exemple, concernant la productivité et l’investissement. À cela s’ajoutent d’autres facteurs qui sont également intervenus : en premier lieu la pandémie de Covid-19 puis la guerre en Ukraine et pour l’Ukraine, aussi bien que la réaction autodestructrice de l’Occident à cette dernière.

Toutefois, deux choses sont certaines : le Brexit n’aura certainement pas été le succès rapide et presque utopique que les partisans du Brexit, dont Johnson était l’un des plus fervents défenseurs, n’ont eu cesse de vendre. Deuxièmement, ce décalage évident entre les promesses et la réalité a fait changer d’avis de nombreux Britanniques. En 2016, 52 % des Britanniques ont voté pour la sortie de l’UE et 48 % pour y rester. Désormais, un sondage montre que plus de 60 % des personnes interrogées trouvent que le Royaume-Uni « a eu tort » de quitter l’UE, tandis que moins de 40 % pensent que le Brexit était la bonne décision. Au moins un expert britannique en sondages, John Curtice, considère l’économie, et non les inquiétudes liées à l’immigration, comme la principale cause de ce changement.

L'Ukraine : le pire fiasco de Boris Johnson

Si sa contribution au Brexit a été le pire coup unique infligé par Boris Johnson à ses concitoyens, son ingérence dans le conflit ukrainien reste son fiasco le plus sanglant. Si le Brexit a grandement compromis la Grande-Bretagne, l’incapacité d’éviter ou de terminer rapidement la guerre a totalement ravagé l’Ukraine. Les dommages à long terme causés par le Brexit peuvent probablement être réparés à l’avenir, soit par la réintégration de la Grande-Bretagne dans l’UE ou de certaines parties de celle-ci, par exemple l’Écosse, soit par d’autres manœuvres créatives. Après, l’UE elle-même est confrontée à tant de difficultés que son avenir n’est pas tout à fait clair non plus. Mais les dommages causés à l’Ukraine sont en grande partie irréversibles : les morts ne seront pas ramenés à la vie, de nombreuses personnes déplacées à l’étranger ne reviendront pas et le pays risque fort de perdre à jamais des territoires majeurs.

Alors que le conflit était déjà passé à une plus grande échelle, la plupart des événements auraient pu être évités au printemps 2022. Entre février et avril, la Russie et l’Ukraine sont presque parvenues à un accord de paix viable. Au moment où ces négociations culminaient à Istanbul, « un compromis très réel » était sur la table, selon Alexandre Tchaly : « Nous étions très proches à la mi-avril, à la fin avril, de mettre fin à notre guerre par un règlement pacifique ». Mais ensuite, tout s’est effondré rapidement et, du moins jusqu’à présent, de manière irréversible : un accord de paix qui aurait pu figurer dans l’Histoire pour sa rapidité et son efficacité exemplaires a été rejeté. On a laissé une guerre - qui aurait pu rester dans les mémoires comme mauvaise et inutile mais, en fin de compte, courte et relativement réduite - devenir la pire conflagration en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale ; oui, déjà, pire que les guerres de sécession yougoslaves des années 1990.

BoJo a apporté sa contribution dans ce terrible échec. Il n’était pas assez puissant, à vrai dire, pour le provoquer en solo. En substance, il a servi - avec enthousiasme - de larbin aux États-Unis et à l’Occident. Mais cela ne change rien au fait qu’il s’est chargé, de son plein gré, d’utiliser ses talents impressionnants de charmeur et de flatteur (un peu plus, peut-être, de grandiloquence à la Churchill, Monsieur ?) pour aider à persuader Vladimir Zelensky, malchanceux président de l’Ukraine, d’abandonner les négociations et l’accord presque finalisé, et de continuer, en revanche, à se battre. C’est ce qu’affirme depuis longtemps et de façon réaliste le président russe Vladimir Poutine, et qui a été confirmé par David Arakhamia, figure clé de l’équipe de négociation ukrainienne et bras droit de Zelensky. Même un récent article de Foreign Affairs sur ces négociations - bien que tâchant d’éluder ces faits embarrassants - n’a pu s’empêcher de les confirmer. 

Les auteurs de Foreign Affairs, Samuel Charap et Sergey Radchenko, ont toutefois raison de rappeler que la partie ukrainienne n’était pas « obligée » d’écouter Johnson ou l’Occident en général. Zelensky, en particulier, avait ce qu’on appelle les « leviers d’action ». Il aurait pu et dû faire passer son pays en premier, surtout après avoir réalisé deux choses : que la Russie ne bluffait pas et qu’en même temps, elle était prête à un compromis raisonnable. En ce sens, la paix a échoué au printemps 2022 à cause de deux mégalos histrioniques qui se sont rencontrés dans la mauvaise situation et au mauvais moment. L’un d’eux s’apprête à publier ses mémoires égocentriques, l’autre est occupé à éviter de reprendre les choses là où il les a laissées à Istanbul.