Chroniques

Dans le Donbass, l'humanitaire français Nikola Mirkovic a vu «la rage de poursuivre la vie»

Le militant humanitaire Nikola Mirkovic, président de l'association Ouest-Est, s'est rendu dans le Donbass bombardé au mois de mai pour venir en aide à des hôpitaux et des orphelinats. Entretien.

RT : Nikola Mirkovic, vous vous rendez dans le Donbass depuis le début du conflit, en 2014. Comment avez-vous vu la situation évoluer ?

Nikola Mirkovic : C’est ma huitième mission humanitaire au Donbass. Depuis ma première visite en 2014, j’ai constaté une grande évolution. La première fois, j’étais en pleine guerre, sur une ligne de front qui bougeait, j’étais du côté de Lougansk sur la première ligne. Les années qui ont suivi, avec la mise en place des accords de Minsk, c’était plus calme à l’arrière mais nous continuions à aider les personnes nécessiteuses sur la ligne de front. L’intensité avait baissé même s’il y avait encore des morts et des destructions chaque année.

Depuis l’intensification de la guerre en 2022, c’est une situation qui est encore différente, avec de nouveau une ligne de front qui bouge, une guerre très intense, des bombardements à l’arrière de la ligne de front ne laissant plus aucune zone à l’abri.

J’ai noté néanmoins que la vie avait repris son cours par rapport à l’année dernière : à Donetsk, j’ai vu des supermarchés pleins, des gens assis dans les cafés, beaucoup de jeunes gens dans les rues. Tout cela me faisait penser que la vie suivait son cours. En revanche, plus on se rapprochait de la ligne de front, plus c’était tendu, plus c’était difficile et quasiment impossible d’avoir une vie normale.

On a équipé plusieurs hôpitaux de Donetsk de systèmes de climatisation

RT : Votre venue était donc d'autant plus nécessaire. Où et à qui êtes-vous venu en aide ?

NM : Cette fois-ci, nous avons aidé plusieurs villes : Donetsk, que nous continuons évidemment à aider, Dokoutchaïevsk, une ville qui était située dans la zone grise avant 2022, c’est-à-dire n’étant ni du côté ukrainien ni du côté rebelle du Donbass. Nous nous sommes aussi rendus à Gorlovka, que nous visitons régulièrement, une ville pas très loin de la ligne de front, à une trentaine de kilomètres au sud de Bakhmout.

A chaque fois, nous aidons en priorité les plus faibles, avec de l’aide d’abord aux hôpitaux. Nous apportons des médicaments au corps médical qui en manque cruellement. On a équipé plusieurs hôpitaux de Donetsk de systèmes de climatisation car, aujourd’hui, les opérations se font dans des salles à température ambiante. On a acheté des fruits et légumes, de la nourriture, des produits d’hygiène et d’entretien pour les familles. On s’est aussi rendus dans une paroisse de Dokoutchaïevsk, où le prêtre nous a raconté la guerre et ce qu’il se passait depuis 2014.

On a été aussi à Volnovakha, où on a donné des jouets aux enfants, ainsi qu’à Dokoutchaïevsk et Gorlovka. Dans cette dernière ville, on a distribué des jouets à des enfants qui étaient sous tutelle de l’Etat. Pendant qu’on distribuait, un bombardement était en cours. Dans un quartier voisin de là où on distribuait, il y a eu une roquette qui a gravement blessé une jeune fille, donc c’était assez tendu mais on voyait quand même ces petits enfants et jeunes ados qui étaient très heureux de recevoir des jouets, des jeux d'échecs, des ballons et des livres. On a d’ailleurs acheté beaucoup de livres parce que c’était important de leur donner accès aux livres. Voilà les missions que nous avons menées.

On a trop de spécialistes de plateaux aujourd’hui qui parlent de l’Ukraine. On a l’impression que certains d’entre eux la découvrent à peine

RT : Vous avez récemment publié l'essai Le Chaos ukrainien, comment en est-on arrivé là ? (Publishroom Factory, 2023). En quoi vos missions humanitaires façonnent-elles votre jugement géopolitique ? 

NM : Pour moi, il est indispensable d’associer le terrain avec une analyse géopolitique. On a trop de spécialistes de plateaux aujourd’hui qui parlent de l’Ukraine. On a l’impression que certains d’entre eux la découvrent à peine. Il se trouve que je connais l’Ukraine depuis de nombreuses années, je la connaissais avant la guerre et j’y allais quasiment chaque année hors années Covid, pour être sur place pour sonder le terrain.

Pourquoi est-ce que je le fais ? Les Japonais, dans le monde industriel, appellent cela le genshi genbutsu [littéralement «le lieu réel, la chose réelle», méthode consistant à remplacer les réunions de cadres par des discussions en situation, dans les ateliers avec les ouvriers qui font part de leur point de vue sur telle ou telle opération de fabrication] : en étant sur le terrain, on sent les choses, on voit les choses différemment, on parle aux personnes, les personnes s’ouvrent… Cela nous permet de comparer ce que l’on croit et ce que l’on voit, et ça c’est fondamental. Dans tous les livres que j’ai écrits, que ce soit sur le Kosovo, la Serbie, l’Ukraine ou les Etats-Unis, je suis toujours allé sur place pour m’imprégner de la culture et de la pensée locales.

De plus, que ce soit au Kosovo ou au Donbass, j’ai toujours associé ces études du terrain avec l’aide humanitaire car il m’est très difficile de voir la misère qu’entraînent la guerre et l’ingérence de puissances étrangères et de regarder cela comme simple témoin. Je pense qu’on a encore la chance, en Occident, de récolter quelques fonds et d’aider ces personnes-là qui souffrent.

On les aide donc de deux manières : tout d’abord en leur apportant un soutien immédiat, par exemple en donnant de la nourriture aux familles ou en permettant aux médecins d’opérer avec des systèmes de climatisation ; en même temps, ils sont très heureux de voir qu’en France et en Europe de l’Ouest, on est solidaire, qu’on ne les abandonne pas et qu’on veut la paix.

C’est la paix qui nous importe. Nous n’avons jamais demandé aux personnes que nous aidons si elles étaient pro-Kiev ou pro-Moscou, orthodoxes, catholiques ou athées : on aide des personnes qui sont en zone de guerre. On aide des personnes qui souffrent ; quitte à être sur place, autant faire un petit peu quelque chose d’utile pour elles, ne pas être juste de simples témoins.

La rage de poursuivre la vie et de la prendre à bras-le-corps. Voilà ce que j’ai ressenti à Donetsk.

RT : Quel est l’état d’esprit des gens sur place ?

NM : J’ai senti qu’il y avait parmi les personnes que j’ai rencontrées l’envie que la guerre se termine, bien évidemment. N’oublions pas que ces personnes subissent cette guerre depuis neuf ans. On n’en parle pas mais il n’en demeure pas moins que cette guerre fait rage dans le Donbass, donc les gens veulent que ça se termine.

En revanche ils sont résignés, ils ne veulent pas que ça se termine à n’importe quel prix. Je pense que c’est quelque chose qui est extrêmement important à prendre en compte. On voit que la République populaire de Donetsk est une réalité pour ces personnes-là, elles ne feront pas marche arrière, ce sera très difficile. Naturellement, c’est difficile de faire la paix avec un camp en face qui vous bombarde depuis plusieurs années, et c’est vrai quel que soit le côté bombardé. Je les ai sentis résignés.

Ils ne veulent pas que la guerre se termine à n’importe quel prix.

J’étais très surpris de voir le nombre de bâtiments dans les villes et villages qui étaient reconstruits, donc il y a vraiment la volonté d’effacer les stigmates de la guerre et de poursuivre une vie normale, sans se contenter d’attendre la fin de la guerre pour se reconstruire. Il y a un acharnement à survivre et à se reconstruire. A Volnovakha notamment, qui a été le théâtre d’importants combats l’année dernière, causant la destruction de la moitié de la ville, on a reconstruit l’hôpital. C’est une chose que vous ne faites pas si vous n’avez pas la rage de vaincre, la rage de poursuivre la vie et de la prendre à bras-le-corps.

Voilà ce que j’ai ressenti à Donetsk. J’y ai vu beaucoup de jeunes gens – preuve que tous ne sont pas mobilisés sur le front – et de jeunes filles, d’étudiants habités par cette aspiration viscérale. Si on n’entendait pas des bombardements de temps en temps, on aurait pu se croire dans n’importe quelle ville européenne normale. Malgré la poursuite des bombardements et le danger à Donetsk, c’est la grande surprise de cette année, en comparaison de l’année dernière où il y avait encore beaucoup d’inquiétudes quant à la situation.