Chroniques

Le chemin de la paix ou le sentier de la guerre ? par Michel Raimbaud

L'ancien diplomate Michel Raimbaud regrette que le mot «paix» soit quasiment absent des débats en Occident, les dirigeants américains et européens préférant, selon lui, entretenir le conflit en Ukraine. Et ce face à une ONU en perte de vitesse.

Alors que l’année 2022 tire à sa fin, la guerre d’Ukraine, qui s’est invitée à l’ordre du jour international le 24 février, bat son plein. Prise dans l’engrenage d’une escalade incessante et vite globalisée, elle se présente sous un jour de plus en plus inquiétant.

Si elle est de toute évidence plus meurtrière que prévu et très destructrice, il est difficile d’avoir à ce stade une idée précise du bilan tant est débridée la surenchère et omniprésente la campagne de désinformation et de propagande, dans l’ensemble des médias comme au niveau officiel, les voix discordantes étant pratiquement réduites au silence. Au-delà de ce constat d’une unanimité laborieusement maintenue, et donc suspecte, une réalité surnage, particulièrement choquante. Est-ce parce qu’il est si mal vu de ne pas participer au consensus belliqueux de l’environnement ?

Le triomphe des va-t-en-guerre ?

Toujours est-il que l’on entend beaucoup d’appels martiaux, au nom du respect de nos valeurs, de la solidarité, du prix à payer pour la liberté, etc... tandis que le mot «paix» a totalement disparu dans le tumulte, comme s’il s’agissait d’un mot ordurier, et «l’appel à la paix» est banni, comme s’il constituait une trahison. Où sont donc ces «peuples épris de paix» dont nous rebattaient les oreilles nos hommes (et femmes) politiques dans leurs envolées électorales ou parlementaires ?

Le conflit serait sans doute moins inextricable si les puissances extérieures – à commencer par la lointaine Amérique – ainsi que les «voisins» européens n’avaient pas tant poussé à la guerre à tout prix, en paroles, en discours et en actions. N’ensevelissent-ils pas leurs protégés kiéviens sous les milliards de dollars et les flots d’armements, les encourageant à la poursuite de la guerre à tout prix, sans même parler des pressions continuelles visant à leur interdire toute tentation de négociation.

Le seul moyen de mettre fin à un conflit entre deux parties est de parvenir à une paix négociée entre elles.

Tant de fois a été lancé l’appel à la guerre qu’il est rafraîchissant d’entendre un président occidental – en l'occurrence Emmanuel Macron – affirmer devant la communauté Sant’Egidio, dont c’est la spécialité de faire la paix dans les situations désespérées : «Une paix est possible»... Pourtant, lancée au Vatican, lors d’un Congrès pour la paix, cette phrase n’a rien de révolutionnaire, moins révolutionnaire en tout cas que la formule du pape François dénonçant «l’OTAN qui aboie aux portes de l’Ukraine». Mais elle a été appréciée par certains comme une ouverture.

«Dans le même temps», l’incantation aurait été plus convaincante si elle n’avait pas été assortie d’un préalable a priori inacceptable. Il est vain en effet de proclamer «une paix est possible» si l’on refuse de voir la guerre telle qu’elle est perçue par les deux principaux belligérants, et si l’on pose un préalable irréaliste et inacceptable «quand les Ukrainiens le décideront», «une paix est possible, celle-là seule qu’ils décideront quand ils le décideront».

Il n’est pas dans mon propos de discuter ici du terme qui convient pour qualifier une guerre que les deux camps perçoivent très différemment.

L’Ukraine et ses alliés de l’OTAN (guidés par les Etats-Unis) la présentent comme une riposte vitale à une «agression russe» et une lutte pour la défense de la liberté et de la démocratie. Pour le Kremlin, c’est une «guerre existentielle» contre l’OTAN, la seule façon de contrer le projet de démantèlement de la Russie conçu par Washington dès 1991, couronnement du plan néoconservateur qui a déjà à son palmarès le dépeçage de la Yougoslavie, les «révolutions de couleur» ou les «printemps arabes» (Libye, Syrie...), installant le chaos, la désolation et la folie dans une vaste partie du monde. Vitale ou existentielle, la confrontation est ressentie des deux côtés comme une question de vie ou de mort.

L'ONU en péril ?

Or, dans la tradition «westphalienne», le seul moyen de mettre fin à un conflit entre deux parties est de parvenir à une paix négociée entre elles. Le bon sens suggère qu’elle ne saurait être imposée par le bon vouloir de l’une d’elles ou de ses amis, la défaite militaire ou la capitulation de l’une des parties ouvrant seule la possibilité d’une exception : et l’on sait combien en pareil cas une paix est fragile, suscitant le désir de revanche. Tel n’est pas le cas de figure entre la Russie et l’Ukraine, les deux belligérants en titre.

C’est lorsque les ennemis ne veulent plus ou ne peuvent plus se parler qu’un médiateur peut intervenir.

C’est lorsque les ennemis ne veulent plus ou ne peuvent plus se parler qu’un médiateur peut intervenir en servant d’intermédiaire, de «courtier honnête» (honest broker, comme disent les Américains), et c’est le cas entre la Russie et l’Ukraine. Mais force est de constater que cette tradition westphalienne a vécu : les notions de guerre et de paix sont souvent brouillées : guerres hybrides, invisibles, économiques ou financières, sanctions unilatérales, blocus, embargos, autres mesures coercitives, Loi César, fondées sur l’extraterritorialité des normes ou des lois... Des membres permanents du Conseil de sécurité, l’Amérique en premier chef, sont à l’origine de ces mesures ou situations, illégales du point de vue du droit international et violant jusqu’aux «lois de la guerre», sans que l’Organisation des Nations unies ose piper mot.

C’est pourtant le Conseil de sécurité qui, selon la Charte de San Francisco, joue le rôle principal dans toutes les questions de paix, de sécurité et de règlement des conflits, qu’il doit gérer selon des critères acceptés par tous. Le droit international exclut de recourir aux «règles» arbitraires «fabriquées» par certains permanents du Conseil de sécurité et considère comme totalement illégales les «lois extraterritoriales», qu’affectionnent les Etats-Unis... Ces innovations ont effacé la frontière entre «la situation de paix» et «l’état de guerre» : déclaration de guerre, cessez-le-feu, traité de paix, des actes qui balisaient la vie «westphalienne», fondée sur des principes simples et stables...

L’efficacité du droit international suppose l’existence d’un cadre juridique unique où tous les pays peuvent interagir selon des normes communes. Tel a été le cas après la Seconde Guerre mondiale, y compris au temps de la guerre froide et durant ses crises les plus aigües. Or, depuis une trentaine d’années on a noté une évolution incontrôlée dont les aspects les plus destructeurs sont un non-respect du droit international de plus en plus flagrant, la dégradation des mœurs, us et coutumes diplomatiques, la violation du droit par des membres permanents qui ne peuvent plus imposer leur bon plaisir, des facteurs qui ont généré l’impuissance du système des Nations unies. Le cadre onusien est en grand péril. L’ONU est en passe de connaître, si ce n’est déjà fait, le sort de la Société des nations (SDN), créée à l’issue de la Première Guerre mondiale, mais victime de son impuissance et de son manque de représentativité : suite à l’obstruction du Sénat, les Etats-Unis n’avaient pas adhéré à cette SDN, fruit d’une initiative de leur président.

Ladite impuissance tient donc à la disparition de tout consensus quant aux fondements des relations internationales et au dévoiement ou à l’abandon de la diplomatie, ce qui revient à poser le dilemme : faut-il s’en tenir au droit onusien ou en venir aux «règles» que propose l’Occident ? Ce qui débouche sur la question cruciale : n’y aurait-il pas deux «communautés internationales», l’une représentant l’Occident et l’autre regroupant le reste de la planète ? Est-ce viable et prometteur ? Poser la question, c’est y répondre. Il faut bien sûr revenir à la négociation. Négocier, mais avec qui ? Une réponse vient à l’esprit : avec «les ennemis» en priorité, ceux avec lesquels nous avons des litiges, des différends, avec lesquels nous sommes en conflit, car c’est avec eux que l’on a besoin de faire la paix. Comment donc sortir de l’impasse actuelle et revenir à une vie internationale apaisée, sinon par la diplomatie ? Comment se voiler la face sur certaines réalités : la Russie restera notre voisine, et il faudra un jour ou l’autre négocier avec cette voisine ?

Mais la paix, il faudrait la vouloir : les frappes nucléaires ne sont pas des péripéties banales, parties du «grand jeu». Ceux qui en envisagent l’emploi de cœur gai pensent qu’ils verront les dégâts par la lunette d’un bunker. Ils n’ont sûrement pas imaginé un instant leurs concitoyens «d’en bas», en première ligne pour la saison des champignons, errant sur les ruines de nouveaux Hiroshima, dans un paysage lunaire, avec pour consigne d’éteindre la lumière pour économiser l’énergie, avant d’aller admirer la splendeur du néant. Si cette image les surprend dans leur sommeil, ils n’en dormiront plus.

Michel Raimbaud