Même si les divergences de fond n’ont jamais exclu les tentatives de dialogue, depuis sa création dans les années 1930 jusqu’aux années 2000, l’Arabie saoudite fut un adversaire géopolitique historique et farouche de l’URSS puis de la Russie.
En effet, à partir du pacte du Quincy scellé en février 1945 entre Riyad et Washington (protection de la famille Saoud par les Américains contre la libre exploitation du pétrole arabe), l’Arabie saoudite sera l’un des principaux alliés des Etats-Unis au Moyen-Orient. Les Saoudiens financeront et soutiendront d’abord le salafisme mondial et tous les mouvements radicaux (notamment les Frères musulmans jusqu’à leur brouille avec les Saoud au début des années 90) dans le monde arabo-musulman (jusque dans le Caucase et les républiques soviétiques musulmanes). Islamistes qui étaient la seule vraie opposition politique aux régimes laïcs proches de l’Union soviétique (Egypte jusqu’en 1978, Irak de Saddam, Syrie d’Assad…).
Lors de l’intervention soviétique en Afghanistan à partir de 1979, Riyad, avec Washington et la CIA, sera l’un des plus importants sponsors et argentiers des rebelles moudjahidines et djihadistes (Ben Laden) contre l’Armée rouge de cette «URSS athée».
Enfin, à partir de 1985, l’administration Reagan avait demandé à la monarchie saoudienne d’augmenter sa production afin de faire chuter les prix. Pour l’économie soviétique, habituée aux revenus importants liés au pétrole, ce fut le coup fatal.
Plus près de nous, à la faveur des printemps arabes, l’Arabie saoudite soutiendra, dans un premier temps, les oppositions révolutionnaires avant de se raviser, craignant une contagion dans sa propre monarchie. Ce fut le cas en Syrie, où les Saoud appuyaient les mouvements salafistes contre Assad et ses alliés russes et iraniens. C’est dans ce contexte qu’en 2014, le royaume saoudien via l’OPEP ordonne le maintien des productions pétrolières alors que sur le marché du pétrole de l’époque, l’offre est déjà supérieure à la demande. La chute des cours devient significative à partir de cette date et le prix est ainsi passé de 115 dollars le baril à une quarantaine de dollars en quelques mois ! Le but était clairement de fragiliser Moscou et Téhéran, autres grands producteurs d’hydrocarbures, mais également déstabiliser la production de pétrole de schiste américain…
Or cette politique devint très rapidement intenable pour les finances mêmes du royaume. Et une inflexion différente commença à partir de 2015, avec l’arrivée sur le trône de Salman et surtout la montée en puissance de son fils, le prince héritier Mohammed ben Salman (MBS)…
Le tournant de 2017 et le «pacte de Moscou»
Depuis son intervention directe en Syrie en septembre 2015 et les succès militaires et diplomatiques qui en découlèrent, la Russie se révéla très vite incontournable dans le dossier syrien et, parlant à tous (Israël, Egypte, Iran, Turquie…) s’imposa comme le nouveau «maître du jeu», voire le futur régulateur des différents et conflits régionaux (cf. Poutine d’Arabie, VA Éditions, 2020).
Après la Turquie et le Qatar, le roi Salmane se résigna, lui aussi, à aller à Canossa. Ce fut alors la visite historique du vieux monarque à Moscou à l’automne 2017. Là encore, cet événement ne fut pas évalué à sa juste valeur. Or, nous pouvons le considérer comme un acte fondateur, à l’instar du fameux pacte du Quincy de 1945.
La rencontre entre Poutine et le roi Salmane fut donc un véritable «pacte de Moscou» qui va radicalement bouleverser les relations entre la Russie et l’Arabie saoudite dans des directions impensables il y a encore quelques années.
Sans connaître la teneur exacte de ce «Pacte», mais à l’évidence, il pourrait très bien se résumer ainsi : arrêt du prosélytisme religieux dans le pré carré russe, fin du financement direct ou indirect du djihadisme dans la région, acceptation du maintien d’Assad en Syrie… En échange d’une normalisation des relations, du développement de la coopération économique et commerciale, des négociations permanentes sur le pétrole, et d’un droit de regard sur l’issue politique du conflit syrien et enfin, d’un soutien diplomatique voire militaire si besoin. D’autant qu’Obama a signé en juillet 2015 l’Accord de Vienne sur le nucléaire avec l’Iran, le grand rival régional de Riyad.
Entre-temps, rappelons qu’au printemps 2017, un autre accord historique (accord OPEP + Russie) fut conclu afin de réduire les productions de pétrole et faire ainsi remonter les cours.
Ce revirement géostratégique entre la Russie et l’Arabie saoudite est également un moyen pour les Saoudiens de faire pression sur le nouveau président Trump élu en novembre 2016 et qui avait menacé de mettre fin à la vieille alliance entre Washington et Riyad. Mais comme Poutine, Trump va habilement négocier le «retour» et la «confirmation» du pacte du Quincy en échange de la signature de nombreux, conséquents et juteux accords commerciaux et militaires ainsi que l’arrêt définitif de la politique ambiguë de Riyad envers l’islamisme dans la région. Ce sera l’œuvre de MBS !
Car au-delà d’engager une modernisation socio-économique ambitieuse de son pays, le futur roi met à bas, de manière parfois brutale, tout l’establishment saoudien, ce vieux système corrompu et sournois afin d’instaurer sa future monarchie absolue et sa dictature personnelle. Près de 2 000 oulémas radicaux et influents sont mis sous les verrous ou «écartés». Il stoppe le financement, dans la région et à travers le monde, du salafisme le plus intégriste. Il élimine purement et simplement certains princes et dignitaires saoudiens, dont certains sont des rivaux politiques dangereux et qui, par le passé, par le biais de leurs diverses fondations, finançaient des groupes islamistes plus que douteux.
Ces purges politiques comme celles dans le milieu wahhabite, inédites dans le pays, transforment l’Arabie saoudite. L’«Arabie salmanite» ne sera plus jamais la même, celle d’avant 2015, ce qui ne pouvait que plaire à Trump et Poutine. Le jeune héritier du trône devient dès lors le protégé du président américain comme du maître du Kremlin.
Or, en 2018, survient l’affaire Khashoggi. MBS, le «prince moderne et réformateur» se transforme alors en monstre aux yeux des Occidentaux. Trump, le réaliste, confirmera lui son soutien à Mohammed ben Salman. Quant à Poutine, il ne sera pas plus ému que ça par l’assassinat, par les hommes de MBS, de ce journaliste dissident proche des Frères musulmans (interdits en Russie). Ils seront les deux leaders occidentaux à lui démontrer leur «amitié» et un appui sans faille.
L’Ukraine, Biden et MBS
Le successeur de Trump en novembre 2020, Joe Biden, sera acerbe et très virulent dans ses propos à l’égard de MBS qu’il voulait traiter en «paria» et «punir» à cause de l’affaire Khashoggi. Les démocrates, de nouveau au pouvoir, ne se cachaient même pas quant à leur souhait d’une destitution pure et simple du prince héritier.
De même, la reprise des négociations sur le nucléaire avec l’Iran en réintégrant le JCPOA et le retrait des Houthis de la liste noire des organisations terroristes par Biden, comme le gel des livraisons d’armes américaines à Riyad et Abou Dhabi décrété par l’administration Biden dès leur retour au pouvoir (levé depuis peu…) et surtout la persistance des condamnations publiques concernant MBS, considéré encore il y a peu, comme infréquentable, avaient donc poussé l’Arabie saoudite à ignorer les pressions de Washington dans sa croisade antirusse depuis la guerre en Ukraine.
Or, rattrapés par la dure réalité moyen-orientale et face à leurs rapides déconvenues, les «idéalistes» et les «idéologues» de Washington ont été forcés d’entreprendre un premier «réajustement» après leurs flottements et erreurs, sans oublier le lamentable retrait des dernières troupes américaines d’Afghanistan de l’été 2021…
Puis, c’est dans le contexte de guerre larvée de l’OTAN et des Etats-Unis contre la Russie via l’Ukraine, qu’il faut donc replacer le récent voyage du président américain au Proche-Orient.
Car aucun des grands pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie n’a suivi l’hystérie américaine et européenne contre la Russie, préférant respecter leurs agendas et intérêts, sans obéir à l’ancien gendarme et «boussole» (Biden) du monde.
Aucun des grands pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie n’a suivi l’hystérie américaine et européenne contre la Russie, préférant respecter leurs agendas et intérêts
Il en va de même de la région MENA. Comme je l’ai écrit récemment, pour leurs propres intérêts économiques et géostratégiques, les Arabes ont opté pour la prudence, en refusant de se lancer dans une surenchère de condamnations ou de sanctions. Ils sont imperméables à la propagande atlantiste qui leur rappelle amèrement celle d’Obama et Clinton. Même en dépit des derniers revers russes dans le conflit, ils ne croient pas à une chute de Poutine, ni à une défaite totale de la Russie. Les Arabes ont vu les Russes à l’œuvre en Syrie et préfèrent rester prudents avec des gens adeptes de l’art opératif, de la résilience et de la réadaptation tactique et stratégique permanente, et surtout du temps long…
Ainsi, la tournée de Biden du 13 au 15 juillet en Israël, en Cisjordanie et en Arabie saoudite avait donc pour principal objectif de réaffirmer l’influence des Etats-Unis au Moyen-Orient.
C’est le dernier déplacement du président américain en Arabie saoudite qui fut surtout un véritable fiasco et une humiliation pour le locataire de la Maison Blanche. L’accueil glacial du prince héritier marqué par un «check» du poing lapidaire et flegmatique avec un Biden, qui le critiquait ouvertement il n’y a encore pas si longtemps, est au contraire une belle revanche pour le souverain de facto du royaume.
MBS, à présent réhabilité et redevenu fréquentable par les Occidentaux, a obtenu de nombreuses concessions de la part des Américains (sur les livraisons d’armes encore suspendues et le retour des investissements américains) en échange de vagues promesses saoudiennes notamment sur une normalisation officielle avec Israël (qui se fera lorsque le prince accédera au trône).
Le futur roi, vainqueur de ce bras de fer diplomatique de deux ans, a surtout rappelé qu’il fallait compter plus que jamais avec lui et son pays, un allié précieux et un puissant État pétrolier.
Ce revirement humiliant de Biden avait également pour but une hausse de la production pétrolière saoudienne et donc une baisse des prix qui auraient impacté Moscou. A quelques semaines d’élections de mi-mandat qui pourraient tourner à la débâcle pour le camp démocrate et alors que la popularité du président atteint son niveau le plus bas, une baisse des prix des carburants est en effet devenue prioritaire pour les électeurs américains également confrontés à une inflation explosive.
Le président américain voulait réitérer la politique de Reagan dans les années 80 évoquée plus haut. O tempora, o mores !
Pour l’heure, Riyad n’a toujours pas l’intention (ou les moyens) d’augmenter sa production et mise plutôt sur le maintien de ses accords profonds avec Moscou. Ces derniers mois, le Royaume a même doublé ses importations de mazout russe, acheté à un prix d’ami pour revendre le sien à des prix plus élevés sur son marché extérieur !
Le 3 août 2022, soit deux semaines après la visite de Joe Biden en Arabie, celle-ci et ses alliés conduits par Moscou ont convenu à Vienne d'une augmentation de production de pétrole quasi dérisoire pour septembre avec… 100 000 barils par jour ! Pour de nouveau, en octobre dernier, réduire leur production ! Une nouvelle gifle pour le président américain et les Occidentaux.
Et tout récemment, il y a quelques jours, un important échange de prisonniers a eu lieu entre Kiev et Moscou. La Turquie a joué un rôle dans cette opération mais aussi l'Arabie saoudite et le prince héritier Mohammed ben Salman. C’est d’ailleurs Riyad qui a pris en charge le retour des ressortissants étrangers qui combattaient en Ukraine…
Pas étonnant que MBS, très sollicité, soit même dans ce contexte tenté de devenir à terme membre du BRICS sous présidence chinoise…
La pitoyable volte-face opportuniste, hypocrite et intéressée du président américain ne peut susciter que mépris chez les Arabes, eux qui n’ont aucun respect pour ceux qui renient leurs paroles et leurs engagements initiaux.
De fait, les chefs d’Etat de ces pays n’ont plus aucune confiance en ces élites occidentales versatiles, incompétentes, moralisatrices et aux abois. Ils préfèrent ne pas rompre leurs relations avec les Russes et les Chinois, jugés au final beaucoup plus fiables et sérieux et surtout moins regardants quant à leur gouvernance autoritaire…
Roland Lombardi