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L'internet de demain depuis l'orbite basse : une course qui implique acteurs privés et étatiques

Le trafic satellitaire en orbite basse est amené à se densifier au service de l'internet à haut débit. Que sait-on des «méga-constellations» en cours de déploiement à quelques centaines de kilomètres seulement au-dessus de nos têtes ?

Croissance de la population mondiale, dématérialisation des transactions, multiplication des objets connectés... Le colossal marché de l'internet est massivement exploité à travers un réseau d'infrastructures terrestres dont la technologie ne cesse d'évoluer avec le temps. En témoigne la mise en place de la fibre optique jusqu'au domicile, qui fournit aujourd'hui une connexion à très haut débit aux utilisateurs équipés (en France, la barre des 10 millions d’abonnements a été franchie à la fin de l'année 2020). Dans le même temps, le marché de l'internet satellitaire se développe désormais avec le déploiement imminent de dizaines de milliers de petits satellites sur les orbites basses de la Terre... Une nouvelle donne qui soulève de nombreuses questions quant aux visées de ce déploiement, à ses implications géostratégiques, ou encore aux potentiels dangers qu'il comporte.

Vers des «méga-constellations» en basse orbite, pourquoi ?

Loi du marché oblige, les installations coûteuses voient rarement le jour quand elles n'augurent pas de profits immédiats. C'est pourquoi, dans les zones géographiques où l'absence de rentabilité a découragé la mise en place d'équipements terrestres pleinement opérationnels, l'internet par satellite peut aujourd'hui offrir à ceux qui en ont les moyens une solution alternative. Jusqu'alors, la méthode la plus répandue consiste à placer, sur une orbite géostationnaire (à près de 36 000 kilomètres d'altitude), des satellites de télécommunication qui se déplacent de façon synchrone avec la rotation de la Terre, afin d'en couvrir un territoire fixe.

Mais dorénavant, à l'instar d'un système déjà opérationnel pour la téléphonie par satellite (Iridium, Globalstar, Orbcomm...), l'avenir de l'internet satellitaire se joue aussi et surtout en orbite basse où plusieurs «méga-constellations» sont en cours d'élaboration. Le déploiement de certaines a déjà atteint un stade avancé. L'objectif est de créer un système d'internet à haut débit avec la circulation permanente de petits satellites à quelques centaines de kilomètres d'altitude seulement, optimisant ainsi les capacités de connexion en comparaison à celles permises par les satellites géostationnaires plus éloignés.

Plus que jamais, les orbites basses de la Terre sont convoitées par des acteurs privés et étatiques, les uns misant sur la manne financière que constitue le marché en question, les autres cherchant à se garantir un accès souverain à l'internet de demain.

Starlink : la plus avancée des constellations

«Parler de méga-constellations au pluriel, c'est parler d'avenir», explique à RT France Gilles Rabin, directeur de l'innovation, des applications et de la science au Centre national d'études spatiales, le Cnes. Et pour cause, dans le secteur, une société se démarque haut la main du peloton mondial : SpaceX. En effet, à l'heure où nous écrivons ces lignes, l'entreprise d'Elon Musk compte déjà plus de 1 500 satellites opérationnels en orbite basse sur les 42 000 envisagés à long terme pour l'aboutissement de sa constellation, baptisée Starlink. Dans son état actuel, elle est parfois visible pendant la nuit, à l'œil nu, pour peu qu'on se trouve en dessous du passage d'un train de satellites (dont chacun fait la taille d'une machine à laver), depuis un endroit distant de l'éclairage urbain.

En octobre 2020, SpaceX a ouvert aux Etatsuniens et Canadiens un programme d'accès anticipé à ses services : «The Better Than Nothing Beta», qu'on peut traduire en français par «la bêta mieux que rien». Proposée à 99 dollars par mois (en plus des 499 dollars de matériel à la souscription), la formule a déjà commencé à faire ses preuves : «Plusieurs retours très positifs ont été publiés sur le service, avec des résultats de tests de débits probants à la clé», rapporte en effet la presse spécialisée. Début 2021, l'initiative s'est invitée en Europe : d'abord au Royaume-Uni, puis en France où l'autorité en matière de télécommunications, l'Arcep, a donné le 18 février son feu vert à Starlink pour opérer sur le territoire, lui accordant les fréquences de petits terminaux pour permettre aux futurs clients d'accéder aux services de la société américaine. La campagne d'abonnements Starlink a officiellement démarré en France, le 10 mai.

Ce qu'il faut comprendre, c'est que cette constellation pourrait permettre à Elon Musk d'engranger d'importantes recettes au service de ses autres projets spatiaux particulièrement coûteux, en tête desquels figure le développement du Starship, une fusée géante destinée à de futurs vols interplanétaires habités, notamment vers notre voisine rouge. «Nous espérons d'importantes rentrées d'argent grâce au lancement de nombreux satellites», a en effet déclaré Elon Musk en 2016, alors qu'il s'exprimait au sujet du financement à long terme de cette fusée, lors de sa conférence intitulée : «Faire des humains une espèce multiplanétaire» (un projet pour lequel le patron de SpaceX s'appuie également sur l'entretien de partenariats lucratifs avec la Nasa).

Selon l'entreprise américaine, sa méga-constellation en orbite basse pourrait générer un chiffre d'affaires annuel de 30 milliards de dollars dès 2025, à comparer à son coût total, estimé en 2018 par SpaceX à dix milliards de dollars

Si son déploiement revêt en premier lieu une dimension commerciale, l'initiative n'en est pas moins liée aux programmes de la défense nationale américaine, explique par ailleurs Gilles Rabin. «Il y a un business model qui vise les particuliers avec la vente d'un équipement et la souscription d'un abonnement mensuel, mais il y a aussi une vision liée à la défense avec la perspective de contrats entre l'armée américaine et SpaceX [un premier contrat a été signé en mai 2020, afin de permettre à l'armée d'expérimenter sur trois ans les services de connexion de Starlink]. Pour l'instant il y a un mix entre la demande publique et privée, le modèle économique de l'entreprise peut encore évoluer», souligne ce haut responsable du Cnes. Il rappelle par ailleurs qu'en plus des financements étatiques dont elle a déjà bénéficié, l'entreprise réfléchit à une possible entrée en Bourse de sa constellation en tant que société à part entière.

«Nous allons probablement introduire en Bourse Starlink, mais seulement dans plusieurs années, lorsque la croissance des revenus sera régulière et prévisible», tweetait en effet Elon Musk en septembre 2020.

Acteurs privés et étatiques dans la course

Concomitamment au déploiement de Starlink – qui voit arriver toutes les deux semaines 60 nouveaux satellites sur des orbites comprises entre 550 et 580 kilomètres –, la constellation OneWeb fait également l'objet de lancements successifs, avec une fréquence actuelle d'environ 36 satellites chaque mois. Opéré depuis le cosmodrome russe de Vostotchny, le dernier lancement en date remonte au 26 avril 2021. Il a permis de porter à 182 le nombre d'engins opérationnels sur les 648 qui, d'ici 2022, devraient naviguer à 1 200 kilomètres d'altitude pour fournir de l'internet haut débit à une clientèle professionnelle dans un premier temps.

Selon la presse économique, la société OneWeb vise à terme 10 à 20 % des parts de ce marché, avec un chiffre d’affaires annuel d’un milliard de dollars. Pour rappel, après une série de mésaventures sur le plan financier, l'entreprise née aux Etats-Unis a fait l'objet en 2020 d'une restructuration pilotée par le département américain de la justice. A l'heure actuelle, ses quartiers généraux sont basés à Londres.

Le déploiement de sa constellation pourrait à lui seul symboliser l'implication d'acteurs privés et étatiques dans le développement des télécoms depuis l'orbite basse. En effet, la société est actuellement détenue par un consortium d’actionnaires privés (28%), le groupe indien Bharti Global (24%), le gouvernement britannique (24%) et l'opérateur français Eutelsat qui a annoncé le 27 avril son entrée à hauteur de 24% du capital. La récente arrivée d'une entreprise française au service de OneWeb n'est d'ailleurs pas sans rappeler le rôle du pays dans le projet, puisqu'en 2018, c'est à Toulouse (Haute-Garonne) qu'ont été construits les six premiers satellites de la constellation, dans une usine d'Airbus Defence and Space, qui a depuis transféré son savoir-faire en Floride. «70 % du développement [reste] français», a souligné le directeur technique de OneWeb au mois d'avril, cité par Le Monde.

Concernant le lancement de ses satellites, OneWeb a sélectionné l'entreprise française Arianespace qui fait elle-même appel au savoir-faire spatial russe, notamment à travers un contrat de taille portant sur l'utilisation de fusées Soyouz. Pour rappel, la Russie a de son côté déployé en orbite basse, au cours des années 1990, la constellation Gonets, qu'on peut traduire en français par «messager». Bien que désormais partiellement opérationnelle, elle a fait l'objet d'un lancement en décembre 2020.

De Seattle à Pékin, des projets en cours

Si elles n'ont pas encore rejoint l'orbite basse, d'autres «méga-constellations» visant à inonder le globe terrestre d'internet à haut débit sont en cours d'élaboration. Le fondateur d'Amazon, Jeff Bezos, a par exemple annoncé en 2019 le projet Kuiper – en référence à la ceinture d'astéroïdes du même nom qui se trouve aux confins du système solaire –, pour lequel l'homme d'affaires chiffre aujourd'hui ses investissements à un total de dix milliards de dollars, et vise l'objectif de fournir ses services aux particuliers, aux entreprises ainsi qu'aux gouvernements. Bien qu'aucune date de lancement n'ait pour l'heure été fixée, la Commission américaine des communications (FCC) a déjà autorisé le déploiement de la constellation, qui prévoit 3 236 satellites naviguant à une altitude de 600 kilomètres, et dont la moitié pourraient être opérationnels à horizon 2026.

Au Canada, c'est l'opérateur Télésat qui entend proposer ses services depuis l'orbite basse dès 2023, avec sa constellation baptisée Lightspeed, qui devrait être composée de 298 satellites naviguant entre 1 015 et 1 325 kilomètres d'altitude. En attendant de démarrer la commercialisation de ses services professionnels, l'entreprise canadienne a confié la maîtrise d’œuvre de sa constellation au constructeur franco-italien Thales Alenia Space. Le partenariat s'est concrétisé en février 2021 en présence du ministre français de l'Economie, Bruno Le Maire qui, saluant «un projet ambitieux soutenu par un partenariat fort entre la France et le Canada», s'est félicité d'une initiative mettant en avant «l'excellence de l’industrie spatiale française et européenne».

Côté chinois, d'importants travaux portent sur la construction et l'exploitation de Guo wang, qu'on pourrait traduire en français par «réseau national». «Une usine a été construite pour la fabrication des satellites, c'est une fusion de deux projets de constellations que le gouvernement a confiée à la société Satnet, qu'il vient de créer. D'ici l'année prochaine, on pourrait voir les premiers satellites opérationnels en orbite», explique à RT France Daniel Chrétien, membre de l'équipe du magazine Espace et Exploration et auteur du blog Spacekiwi. En effet, Pékin entend procéder dès 2022 aux premiers lancements de ses 13 000 satellites sur des orbites comprises entre 500 et 1 145 kilomètres d'altitude. Initialement annoncé en 2018 et déposé au bureau spatial de l'ONU, le projet s'inscrit dans les objectifs spatiaux de la Chine à long terme, qui prévoient notamment un réseau intégré de satellites de communication, d'observation de la Terre et de navigation.

Sur le Vieux continent, on réfléchit aussi à développer une telle constellation de façon indépendante avec une initiative baptisée «Bretonicus», en référence à son promoteur : Thierry Breton, commissaire européen chargé de l'espace. Mais le projet n'en est qu'à sa phase d'étude. «On peut souhaiter que ça marche, ça nous éviterait de dépendre d'une constellation étrangère», confie Daniel Chrétien. Centrée autour «des questions de financements, de rentabilité et de souveraineté», la réflexion sur une constellation européenne aura certainement avancée d'ici septembre 2021, assure Gilles Rabin. Et le haut responsable du Cnes de pointer l'importance d'un tel projet au regard de la domination américaine, via le poids considérable des Gafams, du secteur numérique : «On est une colonie digitale des Etats-Unis.», résume-t-il à ce sujet.

Densification du trafic en orbite basse : un phénomène qui inquiète

L'augmentation des satellites en orbite basse, quel que soit l'objectif qu'ils servent, soulève des enjeux de taille que n'ignorent pas les principaux acteurs du secteur, en premier lieu préoccupés par le coût de potentielles collisions. «Actuellement, les différends se règlent au cas par cas, c'est chacun pour soi», souligne Daniel Chrétien, qui rappelle que 80 à 100 manœuvres d'évitement ont lieu chaque année. Et le spécialiste en industrie aérospatiale de remarquer le fait que pour l'heure «la libre interprétation de chacun s'applique en cas d'incident», comme en témoigne un épisode remontant à 2019, quand l'Agence spatiale européenne, l'ESA, avait été obligée de procéder à une manœuvre pour empêcher un de ses satellites d’entrer en collision avec un small-sat de Starlink. «Le trafic est entrain d'exploser, le risque de collision augmente chaque année», s'inquiète-t-il, non sans rappeler la tension qui est récemment montée d'un cran entre Starlink et OneWeb face à une potentielle collision de leurs engins respectifs.

Dans ce contexte, on comprend que les agences spatiales sont de leur côté particulièrement demandeuses d'une régulation accrue du trafic orbital, notamment pour préserver la sécurité de leur matériel au service de la science.

En outre, la densification du trafic en orbite basse constitue une pollution visuelle pour les observateurs de l'espace profond. Ainsi, comme le rapporte la presse scientifique, des travaux auxquels ont participé plusieurs centaines de professionnels ont été présentés au mois d'avril 2021 à l'ONU pour, entre autres, alerter sur les dangers que font peser les «méga-constellations» de l'orbite basse sur l'astronomie. A l'image d'une prise en compte de la problématique par les principaux acteurs du secteur, l'entreprise SpaceX a placé en orbite, début 2020, un prototype de satellite Starlink baptisé «DarkSat» et doté d'un revêtement antireflet noir, afin de réduire la luminosité de la constellation. «Des observations terrestres récentes du DarkSat en orbite ont montré que sa luminosité était deux fois moins importante que celle d'un satellite Starlink standard, ce qui constitue une grande amélioration, selon les experts, mais reste loin de ce que les astronomes estiment nécessaire», rapportait alors en septembre 2020 la revue américaine Scientific american.

Pour des raisons qui leur sont propres donc, astronomes, agences spatiales et opérateurs commerciaux bénéficieraient tous, à long terme, d'une législation internationale régulant le trafic satellitaire en basse orbite qui, soulignons-le, accueille depuis plusieurs années un nombre croissant de satellites d'observation terrestre. Une prise de conscience collective aura-t-elle raison du «far-west» orbital qui se dessine ? «Avoir des embouteillages en orbite, on ne l'imaginait pas il y a encore deux ans... C'est un processus extrêmement nouveau qu'il va falloir réguler au plus vite», insiste Daniel Chrétien qui espère voir des initiatives en ce sens aboutir avant la fin de la décennie, notamment de la part de la branche spatiale de l'ONU. Faudra-t-il attendre la survenue d'un accident orbital grave pour précipiter les travaux en ce sens ?

Fabien Rives