Présenté comme essentiel dans le cadre de la coopération européenne de défense, le projet de Système de combat aérien futur (Scaf) est enlisé dans les rivalités entre industriels et les intérêts divergents des Etats. Lancé en 2017 par la France et l'Allemagne, ensuite rejoints par l'Espagne, le Scaf doit remplacer à l'horizon 2040 leurs avions de combat Rafale et Eurofigher, pour permettre aux trois pays de rester dans la course technologique au cours des prochaines décennies, notamment face aux Etats-Unis, et d'avancer vers une autonomie stratégique européenne accrue, cheval de bataille du président français Emmanuel Macron.
La France assure la direction du programme, réparti en sept piliers sous la responsabilité d'un industriel national : l'avion (le français Dassault Aviation), le moteur (le français Safran), les drones et le «cloud de combat» (Airbus Allemagne), les capteurs (l'espagnol Indra) et la furtivité (Airbus Espagne). Après avoir défini sur un plan technique ce que les armées attendaient du futur système et la place de chacun dans chaque pilier, les industriels négocient les contrats d'études d'un montant de 700 millions d'euros devant mener en 2026 à la réalisation d'un démonstrateur en vol (sorte de pré-prototype destiné à valider la faisabilité du concept) pour un coût approchant les 6 milliards d'euros.
Au sujet de ces négociations, Emmanuel Macron avait promis des avancées le 5 février, au moment du sommet franco-allemand sur la défense, parlant d'une «nouvelle étape» pour le Scaf à venir «dans les quinze prochains jours». Mais plus d'un mois après, rien à l'horizon. Car Paris attend l'aval du Bundestag, la chambre basse du Parlement allemand, qui doit donner son feu vert au lancement de la deuxième phase du programme. Dans ce cadre, le général François Lecointre, chef d’état-major des armées françaises, doit être auditionné ce 24 mars à huis clos par la commission de la défense du Bundestag, rapporte L'Opinion, qui souligne une première entre les deux pays, une semaine après l’audition à l’Assemblée nationale de son homologue allemand, le général Eberhard Zorn, le 17 mars.
La propriété intellectuelle au centre des négociations
Mais début février, Angela Merkel a jeté un pavé dans la mare en disant vouloir revoir «très précisément les questions de propriété industrielle, de partage des tâches et de partage de leadership». L'Allemagne s'inquiète notamment des questions de propriété intellectuelle sur les technologies qui serviront à développer l'appareil, craignant de ne pas avoir la maîtrise du fonctionnement du futur avion.
Côté français, le feu vert budgétaire allemand est espéré en avril, le temps que la procédure parlementaire fasse son chemin avant la fin de la session en juin, d'autant que se profilent en septembre des législatives outre-Rhin. Le calendrier semble donc très serré. Autre problème : tandis que l'Allemagne s'inquiète de sa position dans le projet, Dassault Aviation estime de son côté ne plus être en mesure d'assurer sa maîtrise d'œuvre, donc la responsabilité de l'avion, devant les exigences d'Airbus.
Les technologies développées par Dassault, qui serviront à mettre au point le démonstrateur, constituent «ce qui fait la valeur de Dassault, qui ne veut donc pas céder» sa propriété intellectuelle, a souligné le 16 février dans une tribune Jean-Pierre Maulny, chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Selon lui, l'Allemagne considère de son côté qu'elle va «payer pour financer une capacité militaire» mais «n'en aura pas la maîtrise». «C'est un point de vue également légitime», a-t-il noté.
Depuis quelques mois [...] le Scaf approche du point de décrochage
«Chacun a eu le sentiment justifié de faire beaucoup de concessions mais on reste encore dans une situation où il n'y a pas d'accord», a résumé le 18 mars devant les sénateurs français le directeur de la stratégie d'Airbus, Antoine Bouvier, cité par l'AFP. «Depuis quelques mois [...] le Scaf approche du point de décrochage», a d'ailleurs synthétisé dans un communiqué le jour même la commission des Affaires étrangères et de la Défense de la chambre haute française, à l'issue de l'audition des dirigeants de Dassault Aviation et d'Airbus.
«Les intérêts allemands sur les technologies clés nationales (par exemple les senseurs et la guerre électronique) et les intérêts français à maintenir une autonomie stratégique industrielle nationale, c'est-à-dire la capacité de développer un avion de combat en toute indépendance, viennent se percuter», écrit Dominic Vogel, du centre de réflexion allemand SWP.
Un précédent projet franco-allemand d'avion de combat, entre 1977 et 1985, s'était soldé par un échec et avait abouti au Rafale français et à l'Eurofighter, développé par Berlin, Londres, Madrid et Rome. «Mais un tel échec n'est plus possible aujourd'hui», a prévenu devant les sénateurs Antoine Bouvier, d'Airbus, car les investissements en jeu – un programme à cent milliards à l’horizon 2040 – sont «d'un tout autre ordre de grandeur».