Après avoir stigmatisé des médias, parfois à tort, comme étant «affiliés à un Etat», voilà que Twitter se consacre à un nouvel exercice, celui d'estampiller certains contenus d'un «avertissement» : «Contenu possiblement obtenu par hacking.» Selon Mashable, site d'actualité spécialiste des réseaux sociaux, le média indépendant américain The Grayzone est ainsi devenu le premier, dans le monde anglophone, à faire les frais de ce nouvel «avertissement».
Et pas sous n'importe quel article puisqu'il s'agit d'une enquête du journaliste Max Blumenthal qui révèle comment la Fondation Thomson Reuters et l'organisation BBC Media Action auraient collaboré avec le gouvernement britannique pour contenir l'influence de la Russievia des programmes confidentiels. Un travail d'investigation qui s'articulait autour de documents «fuités» comme souvent dans le domaine du journalisme d'enquête.
Il s'agit donc en effet de preuves obtenues par des hackers car mis en ligne par un collectif se revendiquant d'Anonymous, le mouvement baptisé «hacktiviste» très présent sur la toile. Mais la pratique interroge : le journalisme d'investigation ne consiste-t-il pas à se servir de sources parfois obtenues contre l'avis des autorités qui tentent justement de les dissimuler ? Twitter ne semble pas abonder dans ce sens.
Le tweet de The Grayzone a été initialement publié le 20 février et trois jours plus tard, les utilisateurs ont commencé à remarquer l'étiquette qui y a été ajoutée. Les lecteurs ont pu également découvrir qu'une étape supplémentaire a été ajoutée au moment de retweeter l'article en question : un pop-up apparaît réitérant l'étiquette d'avertissement et demandant aux utilisateurs d'«aider à faire que Twitter reste un endroit pour des informations fiables».
Quand l'utilisateur clique sur le pop-up, il est redirigé vers la politique de «distribution de matériel piraté» de Twitter.
A la source de l'étiquette
Mashable a contacté le réseau social pour davantage d'informations. Il s'avère, selon ce site, que la nouvelle étiquette d'avertissement a été inventée après la décision controversée de Twitter de bloquer les liens vers un article du New York Post en octobre 2020. Cet article comprenait des informations provenant d'un ordinateur portable appartenant à Hunter Biden, le fils de l'actuel président des Etats-Unis. Twitter avait alors été vivement critiqué et face à la polémique, le réseau social avait mis à jour ses politiques concernant les «documents piratés». A l'arrivée, Twitter avait débloqué l'article du New York Post.
Dans la mise à jour de ses politiques, le réseau social explique ne pas autoriser l'utilisation de ses services pour «distribuer directement du contenu obtenu par piratage par des personnes ou des groupes associés à un piratage». Twitter s'autorise en conséquence à étiqueter les tweets contenant ou renvoyant à des éléments piratés «pour aider les gens à comprendre l'authenticité ou la source de ces éléments et fournir un contexte supplémentaire».
Toutefois Twitter prend soin de préciser : «Nous reconnaissons que les documents sources obtenus par le biais de fuites peuvent servir de base à des reportages importants par les agences de presse destinées à demander des comptes à nos institutions et à nos dirigeants. En tant que tel, nous nous en remettons à leur jugement éditorial lors de la publication de ces documents, et pensons que notre responsabilité est de fournir un contexte supplémentaire qui est utile pour clarifier la conversation qui a lieu sur Twitter.»
Dans les cas d'une distribution «indirecte» du matériel piraté, c'est-à-dire via un article explicatif, comme c'est le cas de celui de The Grayzone, «une violation de cette politique entraînerait un libellé ou un message d'avertissement, et non la suppression du ou des tweets de Twitter», assure la charte mise à jour.
Selon que l'information arrange ou dérange...
Certains utilisateurs ont tenu à faire remarquer que toutes les informations obtenues par divulgation n'étaient pas traitées de la même façon par Twitter. Et de donner en exemple l'article du New York Timessur le voyage du sénateur républicain américain Ted Cruz à Cancun au Mexique en pleine vague de froid au Texas. Une nouvelle qui a fait scandale aux Etats-Unis. L'information était pourtant basée sur des photos de l'épouse de Ted Cruz qui avaient «fuité» sauf qu'aucune étiquette d'avertissement n'avait été apposée sur les tweets liés à cet article. Le scoop semblait pourtant bien relever de la «politique de distribution de matériel piraté» de Twitter.
Twitter aurait-il averti les utilisateurs avant de retweeter les nombreux éléments d'enquête cruciaux qui sont sortis des documents d'espionnage de la NSA fournis à plusieurs organes de presse par Edward Snowden ?
Comme de nombreux internautes, le site Mashable s'interroge sur cette politique. «Une partie du journalisme le plus important de cette dernière décennie a été réalisée avec des documents qui tomberaient sous le coup de la "politique de matériel piraté" de Twitter», rappelle Mashable tout en se demandant si la vidéo Collateral murder – où l'on voit des civils et des journalistes de Reuters se faire tuer par l'armée américaine en Irak – qui a été fournie à WikiLeaks en 2010 aurait aujourd'hui été frappée d'une étiquette d'avertissement de Twitter. «Twitter aurait-il averti les utilisateurs avant de retweeter les nombreux éléments d'enquête cruciaux qui sont sortis des documents d'espionnage de la NSA fournis à plusieurs organes de presse par Edward Snowden ?» interroge également Mashable.
Le journalisme de Max Blumenthal, d'Aaron Maté et d'autres s'appuie sur un héritage, celui de WikiLeaks. Un journalisme courageux trouvant la vérité et la publiant, bouleversant les puissants et exposant leurs marionnettes
Contacté par ce site, Max Blumenthal a estimé qu'en appliquant «cette étiquette effrayante exclusivement à [son] article, Twitter n'a en rien contribué à une meilleure compréhension des informations qui y sont fournies». Au lieu de cela, le journaliste pense que Twitter a, au contraire, «confirmé la véracité de ses informations, de même que la menace que [son travail] représente pour un Etat qui semble protéger son agenda politique par une campagne désespérée de censure sur les réseaux sociaux».
Parmi les nombreuses personnalités qui se sont exprimées sur ce nouvel étiquetage, Renata Avila Pinto, avocate et militante, proche de Julian Assange, a exprimé son soutien à The Grayzone : «Le journalisme de Max Blumenthal, d'Aaron Maté et d'autres s'appuie sur un héritage, celui de Wikileaks. Un journalisme courageux trouvant la vérité et la publiant, bouleversant les puissants et exposant leurs marionnettes. Des avertissements ridicules sur le "piratage" servent le pouvoir, pas les citoyens.»
Twitter a-t-il un problème avec la Russie ?
Selon les recherches du site spécialisé Mashable, une autre occurrence de cet avertissement a été repérée sous la publication d'un média italien concernant le vaccin Pfizer en janvier.
Sans émettre de conclusions hâtives, on peut tout de même observer que Twitter semble avoir du mal avec les publications remettant en cause le storytelling antirusse. En effet, le mensuel français Ruptures a été estampillé par Twitter «média affilié à un Etat, Russie», juste après avoir partagé un article sur le «Russiagate» dans lequel le journaliste Laurent Dauré dénonçait la partialité des médias français au sujet des prétendues ingérences russes dans l'élection présidentielle américaine de 2016. Qui sera le prochain ?