Après qu'une enseignante du Massachusetts (nord-est des Etats-Unis) s’est dite «très fière» d’avoir retiré L'Odyssée d’Homère du programme scolaire, une journaliste du Wall Street Journal, Meghan Gurdon, a décidé d'écrire une tribune sur ce qu'elle considère comme une forme de «censure» du mouvement #DisruptTexts. Un mouvement de militants antiracistes américains que l'on pourrait traduire par «Défions les textes» et que certains considèrent comme une nouvelle forme de la «Cancel culture», ce phénomène qui s'étend ces dernières années à la faveur des réseaux sociaux et cherche à faire taire toute dissidence.
Sur le site de ce mouvement, il n'est toutefois pas mentionné que ses membres souhaitent la censure d'œuvres classiques, mais seulement que celui-ci se donne pour but d'«étudier les textes classiques avec un esprit critique» et de «reconstruire les canons de la littérature», en essayant d'étudier des textes intéressants d'auteurs moins connus, issus de minorités. Selon le témoignage de cette journaliste, certains de ses militants iraient toutefois plus loin...
Dans son texte, Meghan Gurdon écrit ainsi que «recourant au hashtag #DisruptTexts, des idéologues de la théorie critique, des enseignants et des agitateurs de Twitter diffusent une propagande visant à effectuer une purge des textes classiques — de Homère à F. Scott Fitzgerald».
Pour ces censeurs, les enfants ne devraient pas avoir à lire des histoires écrites dans d'autres langues que la langue la plus moderne
Meghan Gurdon rapporte avoir tenté de joindre l'enseignante et d'autres membres de l'école en question pour confirmer le retrait de L'Odyssée du programme. Elle n'a pas pu obtenir de réponse sur le sujet si ce n'est que son enquête était considérée comme «envahissante» par ses interlocuteurs.
Selon la critique littéraire du WSJ, spécialisée dans les livres pour enfants : «Pour ces censeurs, les enfants ne devraient pas avoir à lire des histoires écrites dans d'autres langues que la langue la plus moderne en vigueur actuellement – ils ne devraient tout particulièrement pas lire ces histoires "dans lesquelles le racisme, le sexisme, le capacitisme, l'antisémitisme et d'autres formes de haine sont la norme", comme l'écrit la romancière pour jeunes adultes Padma Venkatraman dans la revue littéraire School Library Journal.» Padma Venkatraman ajoutait, dans l'article en question publié en en juin 2020, qu'«absoudre la responsabilité de Shakespeare au prétexte qu’il aurait vécu à une époque où les sentiments de haine prévalaient, cela risque d'envoyer un message subliminal selon lequel l'excellence académique est plus importante que la rhétorique haineuse, et la rend ainsi secondaire.»
Un mouvement qui prend de l'ampleur
Pour Meghan Gurdon, la volonté de censure du mouvement #DisruptTexts peut également être constatée dans les écrits de Lorena Germán, une de ses fondatrices, qui regrette que de nombreux livres considérés comme «classiques» aux Etats-Unis aient été écrits il y a plus de 70 ans, dans une société dont elle juge les valeurs obsolètes au XXIe siècle : «Pensez à la société américaine d’alors et aux valeurs qui ont façonné cette nation par la suite. Voilà ce qu'il y a dans ces livres», avait-elle twitté fin novembre dernier.
Les souhaits de ces militants d'écarter certains classiques semblent donc se concrétiser. «Soyez comme Ulysse et embrassez le long chemin vers la libération (et ensuite retirez L'Odyssée de votre programme parce que c'est un déchet)», avait ainsi twitté, en juin dernier, Shea Martin, une autre militante antiraciste.
Un professeur, autre militant du mouvement, évoque aussi dans un tweet récent sa conception de l'enseignement de la littérature, qui ne doit pas être centré sur «la littérature blanche» selon lui, mais plutôt axé sur des auteurs «plus pertinents et inclusifs pour [sa] communauté».
Certains professeurs ont aussi réagi sur Twitter à la publication de la journaliste du Wall Street Journal, afin d'expliquer que leur but n'était pas «de retirer les classiques» mais seulement d'élargir les horizons de leurs étudiants, «au-delà de vieux hommes blancs morts.»
Dans sa tribune, Meghan Gurdon donne la parole à l'écrivain de science-fiction Jon Del Arroz, aux opinions opposées à celles de ces militants, qui s'inquiète de la montée d'un phénomène de «censure» : «Il est tragique que ce mouvement anti-intellectuel de censure des classiques gagne du terrain parmi les éducateurs et l'industrie de l'édition.» Et d'ajouter qu'«effacer l'histoire des grandes œuvres ne fait que limiter la capacité des enfants à s’instruire».
Benjamin Fayet