C'est suffisamment rare en cette période de campagne présidentielle pour être souligné : Démocrates et Républicains s'accordent sur un point, les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), qui dominent l'internet mondial, sont devenus tellement puissants qu'ils en sont désormais dangereux. «Il s'agit du problème le plus bipartisan» depuis un bon moment dans l'enceinte du Capitole a ainsi souligné David Cicilline, président du sous-comité sur la concurrence, à l'ouverture de l'audition mise en place par la commission judiciaire de la Chambre des représentants à Washington.
Sundar Pichai (Alphabet, maison-mère de Google), Tim Cook (Apple), Mark Zuckerberg (Facebook) et pour la première fois Jeff Bezos (Amazon) était en effet appelés le 29 juillet à répondre aux questions d'élus du Congrès qui enquêtent depuis un an sur de possibles abus de position dominante de leurs entreprises respectives.
«Ils ont trop de pouvoir», a d'emblée attaqué David Cicilline, se montrant pessimiste sur l'évolution du problème dans un avenir proche puisque, d'après lui, les GAFA «vont certainement émerger [de la pandémie] encore plus forts et plus puissants qu'avant». «[Les] fondateurs [des Etats-Unis] ne se sont pas inclinés devant un roi et nous devrions maintenant nous incliner devant les empereurs de l'économie en ligne», a-t-il poursuivi dans son discours liminaire.
Si Démocrates et Républicains sont d'accord sur le fond, ils abordent ce – vaste – problème sous deux angles bien distincts. Les premiers reprochent aux GAFA d'écraser, via leurs monopoles, toute concurrence. Les seconds se plaignent de la politique de censure des Big Tech qui vise selon eux principalement les conservateurs et représente une menace directe à la liberté d'expression.
Des monopoles freins à l'innovation
C'est donc sur un ton très offensif que se sont succédées les questions lors de cette audition en visioconférence, cinq heures durant. A tour de rôle, les Démocrates ont tenté de prouver que les GAFA utilisent d'une part les montagnes de données personnelles à leur disposition, et d'autre part les acquisitions de concurrents, pour empêcher, illégalement, tout compétiteur d'émerger. Une stratégie qui se fait, selon les élus, au détriment des consommateurs et des citoyens mais aussi de l'innovation et de la démocratie elle-même.
«Google est devenu le portail d'accès à internet et abuse de son pouvoir», a argumenté David Cicilline après avoir mitraillé de questions Sundar Pichai. Il l'a notamment interrogé sur ce qu'il considère être l'utilisation néfaste des données que l'entreprise récolte, pour selon lui, espionner ses concurrents. «C'est devenu un jardin clôturé, [...] qui s'assure, virtuellement, que toute entreprise qui veut être trouvée en ligne doive payer une taxe à Google», a-t-il encore jugé.
Jeff Bezos, dont c'était la première parution devant une commission parlementaire, en a également pris pour son grade. «Amazon est seulement intéressé par l'exploitation de son monopole sur les ventes en ligne», a déclaré David Cicilline. «Son double rôle d'hébergeur et de marchand sur la même plateforme est fondamentalement anti-concurrentiel. Le Congrès doit prendre des mesures», a-t-il appelé de ses vœux. Pour appuyer ce propos, l'élue Pramila Jayapal a cité un ancien employé d'Amazon : «[les chefs] nous disent juste : "ne vous servez pas dans les données", mais c'est un véritable magasin de bonbons, tout le monde a accès à tout ce qu'il veut.»
Jerry Nadler, le président démocrate de la commission, a de son côté attaqué Mark Zuckerberg sur le terrain des acquisitions, une pratique que multiplient les GAFA pour éliminer la concurrence : «Facebook voyait Instagram comme une menace [...], donc [...] ils les ont rachetés.»
Réduire au silence les conservateurs
Côté Républicains, Jim Jordan, proche allié de Donald Trump, a souligné que les plateformes faisaient tout pour réduire les voix conservatrices au silence, citant des exemples concernant Facebook, Google, Amazon mais aussi Twitter, qui ne participait pas à l'audition : «Les Big Tech ont ouvert la chasse aux conservateurs, c'est un fait.»
Accusant Google d'être un allié de la Chine, il a surtout tenté de faire promettre au patron de l'entreprise, Sundar Pichai, que ses services «ne seraient pas ajustés sur mesure pour aider Joe Biden à gagner en 2020» la présidentielle. «Vous l'avez fait en 2016. Je veux juste m'assurer que vous n'allez pas le faire en 2020», a-t-il lancé à Sundar Pichai. En réponse, celui-ci s'est engagé à respecter la loi, comme son entreprise l'avait fait, selon lui, en 2016 : «Tout travail que nous faisons autour des élections est non partisan».
Le Républicain Jim Sensenbrenner a interrogé Mark Zuckerberg sur la censure des idées conservatrices, mentionnant notamment la suppression de la vidéo partagée sur Twitter par le fils de Donald Trump, sur un groupe d'une dizaine de médecins qui défendent le traitement à l'hydroxychloroquine contre le coronavirus. «Sincèrement, je pense que nous nous sommes distingués comme ceux qui défendent le plus la liberté d'expression», a répondu le patron de Facebook.
«Théâtre politique» ?
Les quatre patrons, dont les entreprises valent à elles quatre environ 4 780 milliards de dollars en Bourse, ont quant à eux eu peu d'opportunités de répondre aux accusations, hormis pendant leurs propos liminaires où ils ont vanté leurs «success stories» à l'américaine pour en appeler à la fibre patriotique des élus. Ils ont mis en avant leur contribution à la croissance, leurs investissements, les créations d'emplois aux Etats-Unis, et assuré favoriser la compétition tout en faisant face à une concurrence féroce.
Pas de quoi convaincre les élus qui ne les ont donc pas ménagés au cours de leurs auditions. Il faut dire que le sujet fait consensus parmi leurs électeurs : selon une récente étude de l'institut de sondage Pew research, 72% des Américains estiment que les réseaux sociaux ont trop de pouvoir et disposent d'une trop grande influence sur la politique de leur pays.
Donald Trump lui-même avait menacé avant le début de la séance de prendre des mesures par décret si le Congrès ne se résolvait pas à s'attaquer au problème : «Si le Congrès ne force pas les "Big Tech" à être équitables, ce qu'ils auraient dû faire il y a des années, je le ferai moi-même avec des décrets.» Mais, à l'instar du président américain qui n'a pas précisé la teneur de ces éventuels décrets, cette audition a peu de chance d'avoir des conséquences majeures. Cité par Fox News, le think tank Information Technology and Innovation Foundation (ITIF) a ainsi estimé qu'il ne s'agissait selon toutes vraisemblances que de «théâtre politique», soulignant l'importance de ces entreprises dans l'économie américaine : «punir ces entreprises pour leur succès reviendrait à tuer les poules aux œufs d'or de l'économie américaine, ce qui ne ferait que renforcer la Chine et d'autres concurrents étrangers, tout en limitant un modèle commercial puissant pour d'autres industries à l'avenir.»