«Armes : La France, terre d'accueil» : c'est sous ce titre qu'Amnesty International révèle un nouvel aspect, moins connu, des relations entre la France et l'Arabie saoudite. Se basant sur une enquête menée par Audrey Lebel, journaliste pour le magazine La Chronique, et publiée le 2 juillet, l'organisation de défense des droits de l'homme rapporte que l'implantation d'un campus de formation destiné à des soldats saoudiens à Commercy, dans la Meuse, liée à un juteux contrat de vente d'armes, a été rendue possible par des subventions.
La mise en place du centre de formation aurait vu le jour en 2011, avant donc le début de la très décriée intervention saoudienne au Yémen dans le cadre d'un conflit qui a fait des dizaines de milliers de morts, dont de nombreux civils. Mais son éclatement en 2015 n'empêchera pas les subsides d'affluer quelques mois plus tard, alors que, comme on le sait désormais, les tourelles-canons Cockerill auxquelles pourraient se former les soldats saoudiens en France sont utilisées, dans une ancienne version, sur le champs de bataille au Yémen.
Un deal pour conclure un juteux contrat
En 2011 donc, Bernard Serin, PDG de John Cockerill, groupe belge spécialisé notamment dans l'armement, s'est rapproché du ministre de la Défense de l'époque, Gérard Longuet. En jeu, l'obtention d'un contrat de vente d'armes avec le royaume wahhabite. Pour le conclure, le groupe industriel a toutefois besoin d'un site permettant de former ses clients.
Faisant jouer ses connexions, Gérard Longuet (qui rejoindra plus tard le Conseil d'administration de Cockerill), reconnaît auprès de la journaliste : «Le deal c’était [que Bernard Serin] rénove [et] rachète le bâtiment pour en faire son centre de formation et, en contrepartie, l’armée de terre lui concède l’utilisation des terrains de manœuvre dans des conditions limitées, précises, financières.»
Le juteux contrat, portant sur 4,5 milliards d'euros sur plusieurs années, est finalement conclu trois ans plus tard. Le groupe belge se voit chargé par General Dynamics Land System-Canada (GDLS-C), de livrer plusieurs centaines de tourelles-canons afin d'équiper des blindés légers envoyés en Arabie saoudite par la firme canadienne. Un contrat qui comprend donc la formation à ces armes.
Création d'emplois contre crimes de guerre ?
Mais en mars 2015, l'Arabie saoudite lance une offensive au Yémen en soutien au président sunnite contre lequel se révoltent les rebelles chiites houthis. Riyad se voit rapidement accusée de violation des droits de l'homme voire de crimes de guerre, alors que les bavures se succèdent.
Cela n'empêche pas la Région lorraine d'accorder, quelques mois plus tard, une subvention de 600 000 euros au campus de Cockerill à Commercy, tablant sur une création d'emplois dans cette zone. Un impact nuancé par le maire de Commercy Jérôme Lefèvre, selon qui «sur le commerce local, effectivement, dans l’immédiat, il n’y a pas de retombées au sens propre du terme».
Choix contestable ? Pas selon Gérard Longuet, désormais sénateur de la Meuse. «Je sais que des armes seront vendues et je préfère que des ouvriers français et belges puissent travailler. Quand la France vend des Rafale, en Inde, ce n’est pas pour le défilé du 14 Juillet local, c’est pour transformer les gens en charbon de bois », explique-t-il au magazine d'Amnesty International, remarquant par ailleurs : «Je ne suis pas en mesure d’interdire la guerre dans le monde. Moi, j’ai envoyé, comme ministre de la Défense, l’armée française bombarder les troupes de Kadhafi, je ne porterai pas de jugement, mais on a quand même pris un marteau-pilon pour écraser quelques fourmis.»
Au sein du gouvernement de l'époque non plus, l'engagement militaire saoudien au Yémen ne semble pas peser lourd dans la balance. Comme le rapporte l'enquête d'Audrey Lebel : «En 2016, lors du Salon Eurosatory, un invité de marque est présent sur le stand Agueris, société créée spécialement par Cockerill pour le contrat signé avec l’Arabie saoudite afin de développer "le premier simulateur embarqué de tourelle au monde". La personnalité qui s’installe aux commandes de la machine est le ministre de l’Économie de l’époque, actuel président de la République : Emmanuel Macron. Ce sont sur ces appareils que les militaires saoudiens doivent s’entraîner.»
Des Saoudiens sur place ? Le flou demeure...
En off, on me dit qu'il y en a, qu'il y en a même qui auraient été coincés là-bas pendant toute la crise du Covid
Les infrastructures de Commercy ont-elles donc effectivement servi aux Saoudiens, et servent-elles encore ? Toute la question demeure... Alors que Cockerill a refusé de répondre aux sollicitations de La Chronique, Gérard Longuet assure qu'aucun militaire saoudien n'est présent sur le site. Plus nuancé, le maire de Commercy affirme ne pas avoir de «certitudes sur le fait qu’il y ait des Saoudiens sur place».
«En off, on me dit qu'il y en a, qu'il y en a même qui auraient été coincés là-bas pendant toute la crise du Covid», explique de son côté l'auteur de l'enquête, interrogée par RFI.
En dehors de la question de sa réalisation effective, c'est bien le projet en lui-même qui fait polémique. «Il y a un grand décalage entre la présentation bien pudique du dossier et la réalité du projet [...] on apprend à faire la guerre à des Saoudiens. On n’est pas sûrs qu’on ne les retrouvera pas un jour face à nous sur un terrain quelconque», remarquait en 2015 l'écologiste Jacqueline Fontaine, en marge du vote de la subvention accordée par la Région lorraine.
Louis Maréchal