Pour la première fois, le chef d'un Etat régional allemand a été élu le 5 février grâce aux voix coalisées du parti anti-immigration de l'AfD et de l'aile droite du parti d'Angela Merkel, faisant tomber un tabou dans l'histoire de la République fédérale d'Allemagne. A la surprise générale, c'est le candidat du petit parti libéral FDP, Thomas Kemmerich, qui a été désigné à une très courte majorité pour diriger la Thuringe, Etat régional de l'ex-RDA où la gauche radicale était pourtant arrivée en tête lors d'élection en octobre.
Pour y parvenir, Thomas Kemmerich, 54 ans, a bénéficié du soutien surprise des voix de tous les élus du parti anti-immigration Alternative pour l'Allemagne (AfD), et de celles de la plupart des membres du parti conservateur chrétien-démocrate (CDU) d'Angela Merkel. «C'est la première fois dans l'histoire de la République fédérale d'Allemagne, qu'un ministre-président d'Etat régional est élu avec les voix de l'AfD», a souligné le politologue allemand Andre Brodocz. Jusqu'ici, et contrairement à ce qui s'est passé en Autriche, les partis traditionnels de droite et de centre droit en Allemagne, comme la CDU ou le FDP, refusait toute coopération ou alliance avec l’AfD.
L'affaire suscite un véritable tollé dans le pays. Plusieurs manifestations spontanées ont été organisées à Berlin devant les sièges de la CDU et du FDP mais aussi en Saxe ou devant le Parlement de Thuringe. Un des protestataires a brandi un panneau faisant le parallèle avec l'arrivée des nazis au pouvoir : «1930, premier ministre du NSDAP (parti de Hitler,nldr.) en Thuringe, 2020 premier ministre élu avec les voix de l'AfD.»
Un parallèle qui fait écho à celui établit par le Belge Guy Verhofstadt : sur Twitter, l'ex-chef de file des libéraux européens a comparé la poignée de main entre Thomas Kemmerich et Björn Höcke, chef de file de l'AfD dans la région, à celle échangée par Adolphe Hitler et le maréchal Paul von Hindenburg à l'ouverture de la nouvelle période de session du Reichstag le l'Allemagne nazie, le 21 mars 1933. «Ce qui s'est passé à Thuringe est totalement inacceptable. Ma réponse ? "Pas en notre nom !"», a écrit en commentaire l'ancien Premier ministre.
Démission à venir, vers de nouvelles élections
A peine élu, Thomas Kemmerich est déjà sur le départ. Ce 6 février, il a annoncé qu'il allait démissionner de ses fonctions. «La démission est inévitable [...] nous avons décidé de demander la dissolution du parlement de Thuringe», a affirmé le ministre-président Thomas Kemmerich, lors d'une conférence de presse. «Nous souhaitons ainsi provoquer de nouvelles élections afin d'enlever le stigmate lié au soutien de l'AfD», selon lui, ajoutant que «les démocrates ont besoin de majorités démocratiques qui ne peuvent évidemment pas être obtenues dans ce parlement».
Il a balayé l'idée de travailler avec l'AfD. «Un travail conjoint avec l'AfD n'a pas existé, n'existe pas et n'existera pas», a-t-il précisé, expliquant avoir effectué ce choix «sans pression».
Il a cependant changé d'avis après s'être entretenu avec le dirigeant national du parti FDP, Christian Lindner venu de Berlin, alors que la veille il avait catégoriquement refusé de démissionner malgré les nombreux appels en ce sens.
Cette décision de l'élu libéral, vingt-quatre heures seulement après sa désignation, paraissait la seule issue envisageable tant son élection controversée a indigné et ébranlé tout le paysage politique allemand.
«Un acte impardonnable» : Angela Merkel exige de nouvelles élections
En effet, peu après l'élection de Thomas Kemmerich, les réactions indignées se sont multipliées. La coprésidente de la gauche radicale Katja Kipping a estimé que «la République [était] en danger». Lors de l'investiture du vainqueur, une autre élue de ce parti a jeté aux pieds de Thomas Kemmerich un bouquet de fleurs avant de tourner les talons, en signe de protestation.
Les sociaux-démocrates du SPD, partenaires minoritaires des conservateurs au sein du gouvernement national, avaient d'ailleurs demandé immédiatement des explications à Angela Merkel, brandissant même la menace d'une fin de la coalition.
Et ces explications n'ont pas tardé : la direction nationale du parti de la chancelière a rappelé à l'ordre ses instances de Thuringe et demandé la tenue de nouvelles élections à l'instar d'Angela Merkel qui a fustigé «un acte impardonnable». Le secrétaire général du parti, Paul Ziemiak, a accusé la CDU régionale d'avoir «enfreint» les règles édictées au plan national en mêlant leurs votes à ceux «de nazis». Afin de discuter des conséquences de cette élection, une réunion de crise entre représentants des deux partis du gouvernement doit avoir lieu le 8 février à Berlin. Reste à savoir si elle se tiendra tout de même, malgré la démission à venir de Thomas Kemmerich.
La CDU menacée par le jeu des alliances ?
Car le séisme de Thuringe illustre la tentation grandissante de l'aile la plus à droite du parti de la chancelière, notamment dans l'ex-RDA, d'une coopération avec les partis anti-immigration en plein essor électoral. Un succès qui se fait aux dépens des chrétiens-démocrates notamment. Certains membres de la CDU ont dernièrement milité ouvertement pour une telle alliance au plan régional, alors même que la chancelière est la cible politique principale de l'AfD après sa décision en 2015 de laisser entrer plus d'un million de migrants sur le territoire allemand.
Le vote de Thuringe a d'autant plus choqué qu'il intervient dans une région où l'AfD est dirigée par son aile la plus droitière, sous la houlette de Björn Höcke. Celui-ci – qui s'est récemment vu accuser d'avoir préparé le terrain idéologique pour l'auteur de la récente attaque antisémite et xénophobe à Halle par ses déclarations contre la culture allemande de repentance pour les crimes nazis – s'est félicité du «nouveau départ politique en Thuringe», espérant qu'il s'agisse d'un signal qui sera «remarqué» dans tout le pays.