Après le Brésil en 2018, le Salvador, l'Equateur et la Bolivie, tous passés sous gouvernance d'une droite libérale adoubée par Washington, ont mis fin en 2019 au programme le plus emblématique de Cuba : celui de la coopération médicale internationale, qui a permis d'envoyer depuis 1963 plus de 400 000 professionnels de santé dans 164 pays.
Ainsi, en l'espace d'une année, 9 000 médecins cubains travaillant à l'étranger ont dû retourner à Cuba après l'annulation de leurs contrats par les pays où ils opéraient. Ces décisions, très politiques, de pays latino-américains désormais gouvernés par des autorités hostiles au socialisme cubain, ont été sans surprise applaudies par Washington. Le secrétaire d'Etat américain Mike Pompeo a ainsi félicité les pays concernés «pour avoir refusé de permettre au régime de Cuba de bénéficier du trafic de médecins», dont «75% du salaire» est conservé par les autorités cubaines, selon le secrétaire d'Etat adjoint américain chargé de l'Amérique latine, Michael Kozak. Depuis plusieurs mois, Washington s'évertue en effet à décrédibiliser ce programme de coopération, prétendant dénoncer un système esclavagiste et politisé dont les médecins cubains seraient les victimes.
Esclavage ?
«La croisade du gouvernement américain contre la coopération médicale internationale de Cuba est une injure», a tweeté le 5 décembre le ministre cubain des Affaires étrangères Bruno Rodriguez. «Il s'agit d'un acte criminel contre des personnes ayant besoin d'une assistance médicale. Rien ne peut masquer la contribution humaine et solidaire de plus de 400 000 collaborateurs cubains qui, en 56 ans, ont apporté la santé à 164 nations», a-t-il souligné.
«Les pauvres de la terre sauvés ou guéris par plus de 400 000 collaborateurs cubains dans 164 pays depuis environ 60 ans : une vérité irréfutable contre les infamies de l'empire», a abondé le président cubain Miguel Diaz Canel.
Washington dénonce notamment les «menaces» contre les professionnels de santé cubains souhaitant quitter le programme de coopération et crie à la violation des droits de l'Homme, avançant qu'ils seraient traités comme des «esclaves» par leur gouvernement. «Les techniciens et professionnels cubains qui participent à ces programmes le font de manière absolument libre et volontaire», insiste la diplomatie cubaine dans un communiqué publié sur le site de la présidence ce 5 décembre.
Le docteur Michael Cabrera, sous-directeur de l'Unité centrale de coopération médicale – organisme d'Etat qui supervise l'envoi de médecins cubains à l'étranger – rappelle à l'AFP qu'un médecin travaillant à l'étranger obtient «des bénéfices supérieurs à ceux qu'il peut obtenir à Cuba» : il reçoit pour son alimentation 300 à 900 dollars par mois, selon le pays, outre son salaire, d'environ 50 dollars, qu'il continue de toucher sur l'île. Au retour, il retrouve son poste et peut importer facilement de l'électroménager. En 2018, 34 000 professionnels de santé cubains travaillaient dans 66 pays, avec un taux de désertion faible, selon le docteur Cabrera. Habituellement «plus de 95%» d'entre eux reviennent, «99%» depuis 2016, assure le docteur dans un entretien à l'AFP.
Les Etats-Unis et leurs alliés latino-américains accusent également le gouvernement socialiste d'utiliser parfois ces docteurs comme militants politiques dans leur pays d'affectation, ce que rejettent catégoriquement les autorités cubaines dans leur communiqué. Face à des accusations d'ingérence, notamment de la part du gouvernement équatorien, qui a dénoncé une participation de personnel cubain aux manifestations massives qui ont lieu contre le gouvernement de Lenin Moreno en octobre, le communiqué affirme qu'il a été prouvé qu'«aucun Cubain n'a participé ou organisé ces manifestations populaires de masse et aucun passeport officiel ou diplomatique n'a été utilisé à mauvais escient. Les manipulateurs n'ont pas été en mesure de présenter une seule preuve».
En Equateur, les 382 professionnels cubains de la santé dont le contrat a été rompu étaient d'ailleurs payés directement par le gouvernement local, de même que les 8 000 médecins qui ont quitté fin 2018 le Brésil.
Des conséquences désastreuses au Brésil
Même accusation du côté d'un autre allié de Washington, le président brésilien Jair Bolsonaro, qui affirme que parmi les rangs des professionnels de santé s'étaient infiltrés des agents du renseignement. La décision d'expulser les médecins cubains en 2018 a été un véritable désastre dans les campagnes brésiliennes, privées du jour au lendemain de leur seul accès aux soins.
Des milliers de patients se retrouvent privés de services médicaux
Dans un entretien accordé au Monde, le député de gauche et ancien ministre de Dilma Roussef, Alexandre Padilha, décrivait en mai les conséquences «gravissimes» de ces départs. Il explique : «Nous sommes confrontés au départ de 8 500 médecins qui officiaient dans les zones les plus vulnérables du pays, les terres indigènes, les périphéries, le Sertao [partie désertique du Nordeste]». Et le nombre de Brésiliens privés de médecins est impressionnant : «On arrive ainsi à 10 500 médecins manquants, ce qui signifie un impact pour 30 à 40 millions de Brésiliens», déplore l'ancien ministre.
Principale source de revenus externes
Dans le cas de la Bolivie et du Salvador, l'envoi de médecins était un service fourni gratuitement par l'île à ses alliés socialistes avant qu'ils ne soient chassés du pouvoir. «Des milliers de patients se retrouvent privés de services médicaux», regrettait le docteur Luisa Garcia, citée par l'AFP, à son retour de La Paz le 16 novembre. Elle et ses collègues ont été accueillis comme des héros dans leur pays par une délégation officielle à l'aéroport, après avoir été renvoyés par le gouvernement de la présidente autoproclamée de la Bolivie Jeanine Anez, après l'éviction d'Evo Morales.
Les conséquences financières de ces retours forcés risquent de peser sur l’économie cubaine, déjà en proie à des difficultés engendrées par le renforcement de l'embargo américain décidé par l'administration Trump.
L'envoi de médecins à l'étranger est la principale source de revenus externes pour l'économie de l'île. La coopération médicale cubaine dans le monde rapportait à l'Etat quelque 6,39 milliards de dollars en 2018, cette somme permettant de financer la gratuité du système de santé local. «Lorsque Cuba reçoit une compensation pour la coopération fournie, ces collaborateurs ont le mérite d'apporter une contribution juste et totalement légitime au financement, à la durabilité et au développement du système de santé massif et gratuit, accessible à tous les Cubains, ainsi qu'aux programmes de coopération qui se déroulent, sans aucun paiement à notre pays, dans de nombreuses régions du monde», détaille le communiqué des autorités cubaines.
Mais le docteur Michael Cabrera se veut confiant. «On savait qu'on n'allait pas continuer au Brésil et nous avons préparé 2019 en fonction de cette réalité», explique-t-il.
Fin novembre, les soignants cubains étaient 29 071 dans 63 pays, dont 22 où le programme est gratuit, financé par Cuba. Premier bénéficiaire de ce programme : le Venezuela, qui accueille 20 070 professionnels de santé cubains, dont 5 322 médecins, qui exercent dans le cadre du programme Barrio adentro, impulsé par le président Hugo Chavez en 2003.
Le premier pays à avoir bénéficié de ce programme est l'Algérie en 1963 et à ce jour, il existe encore des cliniques cubaines dans ce pays, notamment dans le domaine de l'ophtalmologie. Au moins trois hôpitaux ophtalmologiques d'amitié Algérie-Cuba en sont l'incarnation.
Ce programme international, qui encore très récemment recueillait pléthore d'éloges concernant l'humanisme et les compétences cubaines en matière de soin, semble clairement être entré dans le viseur de Washington, qui déploie de multiples tentatives pour se débarrasser de sa bête noire caribéenne.
Meriem Laribi