Sept millions de Tunisiens sont appelés ce 15 septembre aux urnes pour départager les 26 candidats en lice à la magistrature suprême. Parmi eux figurent plusieurs poids lourds de la scène politique locale, comme le Premier ministre Youssef Chahed, l'homme d'affaires Nabil Karoui (placé en détention provisoire pour des soupçons de fraude fiscale et de blanchiment d'argent), le leader islamiste Abdelfattah Mourou ou encore l’ancien président de la République Moncef Marzouki. Face au prochain successeur de Beji Caïd Essebsi, les attentes de la population sont immenses : alors que le pays sort péniblement d’une longue transition politique née au lendemain de la révolution de 2011, de nombreux dossiers brûlants restent sur la table.
Améliorer la situation socio-économique
Impactée lourdement par plusieurs années de crise politique, l'économie tunisienne tourne toujours au ralenti. Bien que le tourisme et l’agriculture - secteurs clés de l’économie - reprennent des couleurs, de nombreux indicateurs restent pour l'heure dans le rouge à l’instar de la dette publique (22 milliards d’euros) de la balance commerciale (-5 milliards d’euros) et de l'inflation (6,8%). Quant aux investissements étrangers, ils se sont établis seulement à un milliard de dollars en 2018. Trop peu pour avoir un effet palpable sur l’économie et ainsi permettre de relever les immenses défis sociaux. «La baisse significative de l'indice de la production industrielle [lors des deux premiers trimestres de 2019] est un indicateur grave qui pèsera sur la croissance future. Elle traduit un manque d'investissements locaux», analyse pour RT France, l'expert bancaire et financier Achraf Ayadi.
Conséquence de cette morosité économique : le taux de chômage demeure élevé. Fin 2018, selon l’Institut national de la statistique, celui-ci frappait 15 % de la population active et sévissait en particulier au sein de la catégorie des 15-24 ans, où il culminait à près de 35 %. Ce taux est encore plus important dans les régions rurales, régulièrement secouées par des mouvements de contestation sociale.
Pour survivre, les nombreux Tunisiens restés en marge du développement économique n’ont d’autre solution que de se tourner vers le secteur informel, qui représente 54% du PIB, ou de prendre le chemin de l’immigration clandestine.
L'une des principales destinations pour ceux qui choisissent cette option est l'Italie. Dans ce pays, le ministère de l'Intérieur a recensé l'arrivée de 4 500 Tunisiens entre janvier et septembre 2018. En outre, les arrestations de Tunisiens ayant tenté de gagner la rive nord de la Méditerranée se sont multipliées au cours de ces derniers mois. Un signe tangible que les candidats à l'immigration clandestine sont toujours aussi nombreux.
En parallèle, le nombre de Tunisiens quittant leur pays par la voie légale augmente selon un rapport de l'OCDE dévoilé à Tunis en décembre 2018. Le document précise à ce sujet que «près d’un tiers des adultes en Tunisie expriment un désir d’émigrer, et ce taux s’élève à près de 50 % parmi les jeunes Tunisiens, soit le plus élevé de la région Afrique du Nord».
Lutter contre le terrorisme
La Tunisie, où l'état d'urgence est en vigueur depuis novembre 2015, doit faire face à un autre défi de taille : la sécurisation de son territoire face à la menace terroriste. Les deux derniers attentats-suicides qui ont secoué la capitale, Tunis, le 27 juin, ont brutalement rappelé aux Tunisiens que leur pays se situait dans un environnement régional très instable. En Libye, pays frontalier, les groupes terroristes profitent du chaos politico-sécuritaire ambiant provoqué par l'intervention de l'OTAN en 2011, qui s'est soldée par la chute et la mort de l'ancien dirigeant Mouammar Kadhafi. La recrudescence des attaques de Daesh dans le sud libyen, mais également dans la capitale, Tripoli, témoigne en outre de leur résilience. De fait, les autorités tunisiennes demeurent sur le qui-vive, la capitale libyenne étant située à moins de 200 km d’une frontière pour le moins poreuse.
Dans la région de Ben Guerdane, dernière grande ville tunisienne avant la frontière entre la Libye (sud-est), les soldats de l’armée tunisienne interceptent régulièrement des armes lourdes qui peuvent potentiellement se retrouver des les mains d'organisations terroristes. C’est dans cette localité, que, le 7 mars 2016, des djihadistes avaient lancé des attaques coordonnées contre des installations sécuritaires. 55 assaillants, 13 membres des forces de l’ordre ainsi que sept civils avaient alors été tués.
Au centre-ouest, à la lisière de la frontière avec l'Algérie, un autre foyer est tout aussi menaçant. Dans cette région, les éléments de l’armée tunisienne sont confrontés aux activités terroristes des branches locales de l’Etat islamique (EI) et d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Celle-ci avait revendiqué l’attaque menée en juillet 2018 contre une patrouille de la Garde nationale. Elle avait alors fait six morts. Plus récemment, début septembre, l'armée tunisienne avait annoncé avoir abattu dans cette région trois djihadistes algériens, cadres d’Aqmi.
En parallèle, les autorités tunisiennes doivent gérer l'inquiétant retour des djihadistes d'Irak et de Syrie. Selon une analyse de Lisa Watanabe, chercheuse au Center for Security Studies, un centre de compétence de politique de sécurité suisse et internationale qui fait partie de l’École polytechnique fédérale de Zurich, «certains combattants étrangers ont déjà regagné leurs pays d’origine ou de résidence en Afrique du Nord». Elle affirme en outre que sur les 3 000 Tunisiens partis en Irak et en Syrie pour grossir les rangs des organisations terroristes, «environ 800» sont rentrés dans leur pays, «un certain nombre de manière clandestine».
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Consolider la transition démocratique
Au cours de la semaine précédant le premier tour de l'élection présidentielle, la Tunisie a vécu au rythme de trois grandes soirées de débats télévisés censés permettre aux électeurs de faire leur choix avant de glisser leur bulletin dans l'urne. Une initiative inédite globalement saluée en Tunisie mais également dans une partie du monde arabe où la tenue de débats présidentiels, sous ce format, est particulièrement rare. Ces débats inciteront-ils pour autant les Tunisiens à voter en nombre ? Pour l'heure, le désamour des Tunisiens pour la chose publique est manifeste : lors des dernières municipales de 2018, l'abstention, qui avait atteint plus de 65 %, avait été particulièrement forte chez les jeunes.
Et cette frange de la population risque fort de bouder le prochain scrutin : selon une étude réalisée par le bureau tunisien d'études et de statistiques, Sigma Conseil, en janvier 2019, plus de la moitié des Tunisiens ne voulaient pas voter pour l'élection présidentielle. Pour expliquer les raisons d'une telle abstention, l'étude évoque notamment l'absence d'amélioration du contexte socioéconomique.
Par ailleurs, l'incarcération, le 23 août, du candidat Nabil Karoui pour fraude fiscale et blanchiment d'argent, est venue alimenter des accusations d'instrumentalisation de la justice et renforcer in fine le climat de défiance d'une partie de la population à l'égard des institutions de l'Etat.
L'homme d'affaires controversé, qui s'est bâti une forte popularité en organisant des distributions d'aide dans les régions défavorisées de Tunisie, jusqu'à devenir le favori des sondages, n'a pu prendre part à la première des trois soirées de débats télévisés. A l'instar d'Abdelkarim Zbidi, ancien ministre de la Défense et candidat à l'élection présidentielle, certains responsables politiques estiment qu'une telle affaire pourrait porter sérieusement atteinte au processus démocratique entamé dans la douleur depuis près d'une décennie.
«Peu importe que la voie menant à l'objectif soit directe ou tortueuse», a déclaré en 1965 le premier président du pays après l'indépendance Habib Bourguiba, lors d'un discours prononcé dans la ville palestinienne de Jericho. 18 ans après la disparition du «père de la nation tunisienne», les défis qui attendent le prochain chef d'Etat sont nombreux. Pour les relever, la voie empruntée sera, sans nul doute, bien tortueuse.
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Malik Acher