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Affaire Alstom : après 25 mois de prison aux Etats-Unis, Frédéric Pierucci s'exprime sans filtre

Accusé de corruption par la justice américaine, Frédéric Pierucci, ancien dirigeant de filiale chez Alstom, a passé 25 mois en prison aux Etats-Unis, alors que General Electric rachetait le fleuron français. Il s'est confié à Thinkerview à ce sujet.

Ancien haut responsable chez Alstom, Frédéric Pierucci a été, des années durant, expatrié aux quatre coins du monde dans le cadre de ses missions. Il enchaîne alors les responsabilités au sein de l'entreprise française – jusqu'à faire l'expérience de l'extraterritorialité du droit américain. Celui-ci accorde notamment à Washington le pouvoir de légiférer sur les transactions financières effectuées en dehors des Etats-Unis, à la condition qu'elles soient réalisées avec la devise américaine, le dollar.

De fait, au mois de novembre 2012, Frédéric Pierucci est poursuivi par le département de la Justice des Etats-Unis, qui l'accuse d'avoir participé à des faits de corruption en Indonésie, ceux-ci remontant alors à une dizaine d'années et correspondant à des pots-de-vin impliquant des consultants sollicités par Alstom.

Au mois d'avril 2013, le haut responsable d'Alstom est arrêté à l'aéroport de New York et s'apprête à passer 25 mois dans plusieurs prisons américaines. Peu après son incarcération débutaient les prémices de l'opération de rachat de la branche énergie d'Alstom par le géant américain General Electric.

Simple concomitance ? L'ancien dirigeant de filiale au sein du groupe français répond à la question au cours d'un entretien accordé le 8 juillet à la chaîne YouTube Thinkerview.

Les Etats-Unis me libèrent la semaine où le gouvernement français estime que c'est General Electric qui rachète Alstom

En avril 2014, cela faisait un an que Frédéric Pierucci était incarcéré dans une prison américaine de haute sécurité. Il se remémore la scène, décrivant une salle dans laquelle sont allumées trois télévisions, «une pour les Noirs, une pour les hispaniques, une pour les Blancs» : «Je vois l'annonce qui dit qu'Alstom est en train de se faire racheter par General Electric. Je connecte tout de suite les deux», explique Frédéric Pierucci avant d'ajouter : «Vous voyez se dessiner une image extrêmement claire de guerre économique». Il rappelle en effet qu'avec l'opération Alstom, General Electric rachète alors «la cinquième entreprise sous le coup de la justice américaine». Déplorant le manque de clairvoyance des autorités françaises sur le moment, Frédéric Pierucci considère qu'en France, «seul Arnaud Montebourg comprend, c'est le seul qui s'est exprimé là-dessus [...] Il avait fait le lien entre la procédure judiciaire aux Etats-Unis et l'opération de rachat». Et l'ancien dirigeant de la filiale chaudières d'Alstom d'achever son explication : «Les Etats-Unis me libèrent [sous caution] la semaine où le gouvernement français estime que c'est General Electric qui rachète Alstom.»

Si demain on n'est pas d'accord avec la politique étrangère des Etats-Unis [...] Ils peuvent nous mettre dans le noir, 75% de l'électricité en France est produite par nos centrales nucléaires

Frédéric Pierucci décrit ce qu'il estime être les enjeux d'une telle opération de rachat. Il dénonce la vente d'«une entreprise extrêmement stratégique» et étaye son raisonnement en rappelant que les pièces de rechange du porte-avion français Charles de Gaulle étaient désormais fabriquées par une entreprise américaine. «Si demain on n'est pas d'accord avec la politique étrangère des Etats-Unis, ils peuvent très bien arrêter de nous fournir les pièces de rechange, et General Electric fera ce que le gouvernement américain lui dit !», estime-t-il. Même logique, selon lui, pour les turbines grâce auxquelles fonctionnent les centrales nucléaires françaises : «Ils [peuvent] nous mettre dans le noir, 75% de l'électricité en France est produite par nos centrales nucléaires», assure Frédéric Pierucci.

C'est le PDG d'Alstom avec le gouvernement français qui sont allés se battre à Bruxelles pour qu'Alstom soit racheté par une entreprise américaine

L'ancien dirigeant de filiale évoque également «l'étape de la Commission européenne» intervenant au moment de finaliser l'opération de rachat. Rappelant que par le passé, l'exécutif européen s'était déjà opposé à d'autres rachats souhaités par General Electric, Frédéric Pierucci explique que le groupe américain a dans le cas d'Alstom anticipé l'étape en «envoy[ant] les Français se battre à la Commission». «C'est le PDG d'Alstom avec le gouvernement français qui sont allés se battre à Bruxelles pour qu'Alstom soit racheté par une entreprise américaine», assure-t-il.

Fort de son expérience personnelle, Frédéric Pierucci décrit les rouages d'un système qui lui a valu ses déboires avec la justice outre-Atlantique. De façon générale, il s'inquiète de la puissance globale de l'arsenal législatif américain, face à laquelle il pointe l'absence de réactivité des autres pays : «Les Etats-Unis s'en prennent régulièrement aux pays alliés», explique-t-il en référence aux entreprises étrangères ayant déjà fait les frais de procédures judiciaires américaines, parmi lesquelles figurent plusieurs groupes français. Souhaitant alerter sur le pouvoir grandissant de la législation américaine, il évoque en exemple les risques liés au «Cloud act», une loi fédérale portant sur la surveillance des données personnelles adoptée par Washington en 2018. Elle permet notamment aux autorités américaines de contraindre les fournisseurs de services américains à leur livrer les données personnelles d'utilisateurs, qu'ils soient situés aux Etats-Unis ou dans des pays étrangers.

Tout au long de l'entretien, l'ancien haut responsable d'Alstom aborde quantité d'autres sujets, comme ses conditions de détention, les obstacles l'ayant empêché de s'exprimer publiquement sur certains sujets pendant sa période de liberté sous caution, ou encore le cambriolage de l'appartement du journaliste Matthieu Aron avec qui il a écrit le livre Le piège américain... Frédéric Pierucci ne manque d'ailleurs pas de dénoncer ce qu'il estime être des stratégies «court-termistes» du gouvernement français, fustigeant notamment l'actuel projet de privatisation d'ADP.

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