C'est une grande première pour la Turquie et ce à double titre : le 24 juin, les électeurs sont appelés aux urnes pour élire leur président ainsi que leurs députés. Outre le caractère particulier du calendrier électoral, le scrutin ayant lieu seize mois avant le terme du mandat de Recep Tayyip Erdogan, à sa demande, c'est la première fois que l'élection présidentielle et les élections législatives ont lieu simultanément. Les Turcs devront donc glisser deux bulletins dans la même enveloppe.
Recep Tayyip Erdogan vise bien évidemment une réélection dès le premier tour. Il lui faudra pour cela obtenir plus de 50% des voix : malgré son indéniable popularité, ce pari n'est pas gagné d'avance. Tout d'abord parce que, pour la première fois depuis son arrivée au pouvoir, il compte parmi ses concurrents une figure charismatique capable de lui faire de l'ombre : Muharrem Ince, député du Parti républicain du peuple (social-démocrate et laïc) fondé par Atatürk en 1923. Ses talents oratoires et sa verve cinglante lui confèrent une certaine popularité. Le 21 juin, il a rassemblé près de 2,5 millions de personnes lors d'un meeting à Izmir, selon ses organisateurs. En outre, il s'oppose frontalement au présidentialisme mis en place par la réforme constitutionnelle votée par référendum en 2017 et fait campagne sur un redressement économique du pays.
C'est précisément là que se situe l'autre grande faiblesse de Recep Tayyip Erdogan. Le président, qui avait gagné la confiance de ses citoyens grâce à une politique économique ayant permis la stabilité économique de la Turquie, fait désormais face à une situation délicate. Si la Turquie affiche un taux de croissance mirobolant de 7,4% en 2017, ce qui la place devant la Chine, les à-côtés sont nombreux et commencent à peser sur les ménages turcs : un pouvoir d'achat miné par une inflation galopante, un endettement élevé des entreprises, dont la dette est principalement libellée en devises étrangères et donc en proie aux variations des taux de change, des capitaux qui peinent à se mobiliser... Loin de se concentrer sur sa personnalité, pourtant déjà controversée, les opposants à Recep Tayyip Erdogan ont plus que jamais des arguments à faire entendre.
Des législatives plus compliquées que prévues
En avançant la date des élections de manière relativement inattendue, le président turc espérait certes prendre ses adversaires de court et ainsi favoriser sa formation politique au pouvoir depuis 2002, le Parti de la justice et du développement (AKP). Or, l'opposition a fait le choix inédit du front commun. Le 2 mai 2018, le Parti républicain du peuple de Muharrem Ince, le Parti de la félicité (dont l'AKP est issu après une scission survenue en 2002), le Parti démocrate (conservateur) et le Bon parti (nationaliste laïc) nouvellement créé, annonçaient la constitution d'une coalition pour les législatives : l'Alliance de la nation.
Ce sursaut pourrait priver la coalition menée par l'AKP (à laquelle participe aussi le Parti d'action nationaliste) de la majorité absolue à la Grande Assemblée nationale... et conduire à une cohabitation – un scénario catastrophe pour le président, qui s'était déjà produit en 2015 et avait conduit à des élections anticipées quelques mois plus tard.
En outre, Recep Tayyip Erdogan peut légitimement redouter un autre concurrent : dans le sud-est du pays, ce n'est pas l'Alliance de la nation qui menace l'AKP, mais le Parti démocratique des peuples (HDP), représentant du mouvement kurde. La répression exercée par l'Etat turc dans le cadre du conflit qui, depuis 1984, l'oppose aux combattants indépendantistes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), n'a pas permis d'étouffer la révolte régionale. En 2015, le HDP parvenait même à entrer à la Grande Assemblée nationale. Un exploit qu'il pourrait réitérer cette année s'il obtenait 10% des voix. Cette réussite priverait de manière très probable l'AKP de la majorité absolue.
La réélection de Recep Tayyip Erdogan ne fait presque aucun doute. L'enjeu pour le «Reïs» est ailleurs. Il s'agit pour lui d'éviter un second tour, qui ferait figure de camouflet personnel, et avant tout d'éviter une cohabitation, qui viendrait très sérieusement remettre en cause les orientations politiques adoptées par le président turc et rendrait la Turquie ingouvernable, compte tenu des divergences très profondes entre l'AKP et ses opposants. S'il réussit son pari, le président turc verra en revanche sa légitimité renforcée de manière incontestable et durable – un soutien de son propre peuple dont il ne manquera pas de se prévaloir sur la scène internationale.
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