La prose du Parlement européen a de quoi décontenancer. Mais la question traitée est en définitive assez simple et pourrait même paraître à usage interne, fournissant des éléments de langage prêt à l'emploi : comment priver de liberté ceux que l'on accuse d'être les ennemis de la liberté, quand on se dit soi-même démocrate ?
Tel est le premier paragraphe du «rapport sur la communication stratégique de l’Union visant à contrer la propagande dirigée contre elle par des tiers», votée par le Parlement européen ce 23 novembre 2016 et qui vise à contrer le «soft power» médiatique de la Russie :
«Considérant que l’Union européenne s’est engagée à ce que son action sur la scène internationale repose sur des principes tels que la démocratie, l’état de droit et le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que la liberté des médias, l’accès à l’information, la liberté d’expression et le pluralisme des médias, ce dernier principe pouvant cependant être limité dans une certaine mesure, comme le précise le droit international, notamment la convention européenne des droits de l’homme; que les acteurs tiers visant à discréditer l’Union ne partagent pas les mêmes valeurs».
Ceci n'est pas une pipe
Le premier attendu de la résolution votée par le Parlement européen annonce déjà la couleur et les contorsions rhétoriques que le lecteur devra décortiquer ensuite pour s'y retrouver. Et il lui faudra relire plusieurs fois certains paragraphes afin de discerner les cas où tel principe universel s'applique et dans quels cas son universalité se trouverait restreinte. Une universalité non-universelle, en quelque sorte, si l'on suit le texte.
La guerre de propagande et l'intrusion des médias russes sont particulièrement vigoureuses
Ainsi, dès les premières lignes, le citoyen européen assidu et à l'écoute de son parlement apprend que la liberté d'expression et le pluralisme des médias ne sont un luxe accordés qu'à ceux qui s'en montrent dignes et en font un usage raisonné, usage évalué, normé, soupesé et soumis au contrôle de ceux-là mêmes qui décident de qui est démocrate et de qui ne l'est pas.
En résumé : pas de démocratie pour les non-démocrates, pas de liberté pour les ennemis de la liberté : «les acteurs tiers» – traduire la Russie – qui ne «partagent pas les mêmes valeurs, ne sont donc pas autorisés à «discréditer l'Union». Embêtant lorsque l'on croit deviner qu'au nombre des valeurs requises figure apparemment la non-critique de l'Union européenne. De quoi avoir la migraine.
Syllogismes hasardeux
La prose de cette résolution est un bijou de haute voltige rhétorique. Il y est question de droit international, de droits de l'homme. Pêle-mêle. Des grands principes – absolument respectables – qui ne sont utilisés qu'à sens unique, avec des accents qui parfois font penser à ceux d'un pervers narcissique, figure bien connue de la presse féminine, lequel est connu pour faire porter à sa victime la responsabilité de la violence qu'il lui fait subir. Et, bien qu'il soit difficile de ne pas passer pour l'agresseur en répliquant à l'agresseur, il est des formulations dans cette résolution qui sont des cas d'écoles d'inversion accusatoire.
L'Union est une réussite en matière d'intégration qui continue, malgré la crise à attirer des pays
Et ceux des eurodéputés qui ont voté le rapport incriminant sans ambages la Russie d'accuser cette dernière de vouloir entraîner un «découplage stratégique entre l’Union européenne et ses partenaires d’Amérique du Nord, de paralyser le processus décisionnel, de discréditer les institutions de l’Union et les partenariats transatlantiques – dont le rôle dans l’architecture de sécurité et économique européenne est reconnu – aux yeux et dans l’esprit des citoyens de l’Union et des pays voisins».
Pour le Parlement européen, qui vit apparemment dans un autre monde, et s'autocongratule quitte à verser dans le déni de réalité, les traités commerciaux transnationaux ne souffre aucune controverse. Pas plus que le rôle de l'organisation militaire et poltique de l'Alliance atlantique, sous l'égide des Etats-Unis, qui a procédé à une militarisation sans précédent depuis le dernier conflit mondial, de l'Europe de l'Est, ne saurait être questionné. Leur rôle est donc «reconnu». Et les «citoyens de l'Union» seraient donc unanimes.
Inversions accusatoires
Mais le léviathan-pervers-narcissique se posant tout de même en victime : «Le Kremlin a intensifié sa confrontation avec l’Union; [...] le Kremlin a intensifié sa guerre de propagande, la Russie jouant un rôle plus actif dans l’environnement médiatique européen, afin de créer dans l’opinion publique européenne un soutien politique en faveur de l’action russe et de nuire à la cohérence de la politique étrangère de l’Union».
Déformer la vérité, instiller le doute, discréditer les institutions de l'Union et les partenariats transatlantiques
Alors qu'une partie significative des opinions publiques s'érigent contre les traités libre-échangistes tels que le TAFTA ou le CETA que l'opposition de la Wallonie a manqué de compromettre, que dès qu'un référendum est octroyé à la population, le résultat se révèle un camouflet pour l'Union européenne, à l'instar du Brexit, le Parlement européen ne veut pas voir le phénomène lui-même mais ceux qui le relayerait. Le mécontentement des agriculteurs européens, frappés par les sanctions contre la Russie n'existent que parce que rapportés par des médias «de propagande» pour le Parlement européen.
Ce dernier se déclarant, logiquement, «gravement préoccupé par le développement rapide de l’activité inspirée par le Kremlin en Europe, y compris la désinformation et la propagande visant à maintenir ou à accroître l’influence de la Russie et à affaiblir et à diviser l’Union européenne».
Le Kremlin a intensifié sa guerre de propagande
Se félicitant de ses «réussites», la résolution conseille à l’Union européenne de «mettre en avant un message positif axé sur ses succès, ses valeurs et ses principes, obtenus avec détermination et courage, et doit tenir un discours offensif et non défensif». Quitte même à recourir au système éducatif et universitaire.
Critiquer l'Union européenne, c'est être négationniste
Dénonçant une supposée «falsification de l'Histoire», mélangeant les négationnistes de tout poil, Daesh et les médias d'information – pardon de «désinformation», le Parlement européen propose même de se mêler d'éducation, quitte à tout mélanger là aussi et à ressusciter la lutte contre le communisme (l'URSS a disparu en 1991) : «Il est nécessaire de sensibiliser aux crimes commis par les régimes communistes au moyen de campagnes publiques et dans les systèmes d'éducation [...] pour contrer le discours du Kremlin», estiment ainsi ceux des eurodéputés qui ont voté pour la résolution. L'Union européenne se chargerait donc de dicter l'Histoire officielle et contester celle-ci serait du négationnisme.
La résolution n'a toutefois pas force de loi, puisque l'hémicycle n'a pas l'initiative des lois européennes. L'initiative des lois revient à la commission européenne, dont les commissaires sont nommés et non pas élus.
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