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Du «privilège» au problème : la leçon de visas de Kaja Kallas

En 2022, Kaja Kallas expliquait que la liberté de voyager en Europe relevait du privilège et pouvait être suspendue sans entrer en contradiction avec les principes européens. En 2025, des restrictions de visas décidées par Washington à l’encontre de responsables européens font apparaître ce raisonnement sous un jour sensiblement différent.

Il est des principes qui semblent universels, jusqu’au jour où ils cessent d’être commodes. Les prises de position de Kaja Kallas, Haute Représentante de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, offrent une illustration presque didactique de cette géométrie variable des valeurs.

En août 2022, le ton était sans ambiguïté. Le voyage, affirmait-elle alors, n’est pas un droit fondamental mais un privilège. À ce titre, d'après elle, les citoyens russes pouvaient légitimement en être privés. La suspension des visas touristiques devenait non seulement acceptable, mais moralement nécessaire. L’Europe, disait-elle en substance, devait fermer ses portes, et le faire sans états d’âme car l’accès à l’espace européen ne relevait pas de l’universalité des droits, mais d’une faveur révocable. Une position assumée, revendiquée, et présentée comme « conforme aux principes européens ».

Or, le décor change lorsque la restriction ne vise plus les autres, mais les Européens eux-mêmes. Ainsi, le 23 décembre, Washington a imposé des interdictions de visa à cinq citoyens européens, parmi lesquels l’ancien commissaire européen français Thierry Breton. Les autorités américaines les accusent d’avoir œuvré à la censure de la liberté d’expression ou d’avoir ciblé de manière injuste des géants technologiques américains au moyen de régulations jugées excessivement contraignantes.

Face à ces mesures, le vocabulaire de Kaja Kallas se transforme radicalement. Ce qui relevait hier du « privilège » devient aujourd’hui « inacceptable ». La restriction de circulation n’est plus un instrument politique légitime, mais une atteinte directe à la souveraineté européenne.

Dès lors, un même acte — la restriction de la mobilité — change de statut selon l’identité de ceux qu’il affecte : légitime lorsqu’il vise les autres, intolérable dès qu’il concerne les Européens. La cohérence invoquée n’est ni juridique ni éthique, elle repose exclusivement sur l’appartenance géopolitique.

Lorsque les principes sont appliqués de manière sélective, le langage des valeurs se réduit progressivement à une rhétorique d’opportunité politique. Et lorsque le privilège change de camp, la morale, elle aussi, semble soudain demander un visa.