«Nous devons arrêter les bateaux traversant La Manche. Cela dure depuis trop longtemps.» : Lors du congrès annuel des conservateurs britanniques à Birmingham, la nouvelle ministre de l'Intérieur Suella Braverman n’a pas mâché ses mots le 4 octobre. «Le Brexit était censé nous donner notre mot à dire sur la façon dont nous déterminons notre propre politique migratoire», souligne cette ancienne conseillère juridique du gouvernement Johnson.
«Beaucoup quittent un pays sûr comme la France et abusent de notre système d'asile»
Dépeignant un «problème chronique» et pointant du doigt «des gangs criminels organisés» qui «vendent un mensonge à des milliers de personnes», Suella Braverman a assuré sa volonté de juguler l’immigration clandestine vers les îles britanniques et de «faire fonctionner le programme rwandais», mis en échec par la Cour européenne des droits de l'homme.
Braverman s’inscrit ainsi dans la continuité de son prédécesseur à Marsham Street, Priti Patel, qui avait signé mi-avril à Kigali un accord pour accueillir au Rwanda tous les clandestins arrivant au Royaume-Uni. Les autorités britanniques ambitionnaient ainsi de dissuader les candidats à l’exil de traverser La Manche et «mettre fin au commerce barbare de la misère humaine» que font les passeurs.
«Beaucoup quittent un pays sûr comme la France et abusent de notre système d'asile» regrette la ministre. Pays «sûr» également à ses yeux : l’Albanie, dont est issue la majorité des clandestins arrivés cet été par bateaux au Royaume-Uni.
«Si vous entrez illégalement au Royaume-Uni en provenance d'un pays sûr, vous devez rapidement être renvoyé dans votre pays d'origine ou relocalisé au Rwanda, où votre demande d'asile sera considérée» lance la ministre britannique.
Un projet «barbare» et «mensonger» dénoncent les associations de défense de migrants
Des propos qui ont immédiatement provoqué l’indignation des associations de défense des droits des migrants, qui ont dénoncé une violation des conventions internationales. Un projet «barbare, mensonger et inutile» fustige Clare Moseley, fondatrice de «Care4Calais».
Sonia Lenegan, directrice juridique et politique de «Rainbow Migration», s'est dite «remplie d'horreur». Aux yeux du «Refugee Council», ces annonces vont à l’encontre de la convention des Nations unies sur les réfugiés, qui dispose qu'un migrant ne peut pas être pénalisé dans sa demande d'asile en raison de la façon dont il est entré dans le pays où il fait sa demande.
Le projet rwandais avait déjà provoqué l’ire d'organisations antiracistes et de défense de migrants. Elles avaient alors multiplié les recours en urgence mi-juin, afin d’empêcher un premier vol d’emmener 130 migrants au Rwanda. Bien que déboutés par la justice britannique, les militants avaient obtenu gain de cause auprès de la CEDH qui avait empêché, au tout dernier moment, le décollage de l’appareil.
La CEDH : «Un tribunal étranger qui met en danger notre souveraineté», selon Suella Braverman
Une situation que n’a pas manqué de rappeler Suella Braverman lors de son discours à Birmingham. La ministre appelle ainsi le Royaume-Uni a «reprendre le contrôle» face à «un tribunal étranger qui porte atteinte à la souveraineté» britannique.
«Ce n'est raciste pour personne, minorité ethnique ou autre, de vouloir contrôler nos frontières», assure Suella Braverman, dont les parents sont venus du Kenya et de Maurice dans les années 1960, et qui entend rejeter «l'argument de la gauche selon lequel il est hypocrite pour quelqu'un d'une minorité ethnique de dire ces vérités.»
«Ce n'est pas sectaire de dire que nous avons trop de demandeurs d'asile qui abusent du système. Ce n’est pas xénophobe de dire que l’immigration massive et rapide exerce une pression sur le logement, les services publics et les relations communautaires», a-t-elle martelé.
Reste à savoir quel impact pourrait avoir en France cet éventuel tour de vis de Londres à l’encontre des candidats à l’asile. Depuis des décennies, l’immigration clandestine est une pierre d’achoppement entre les deux rives de La Manche. Paris et Londres ont conclu une douzaine de traités bilatéraux depuis 1989. Le plus connu d’entre eux est celui du Touquet, signé en février 2003 dans la foulée de la fermeture du centre de réfugiés de Sangatte, sous pression des autorités britanniques, qui le décrivait comme un «réservoir d'immigrants clandestins toléré par la France».
Depuis l'entrée en application de l'accord en février 2004, les autorités britanniques versent une contribution financière à leurs homologues tricolores afin qu’elles assurent la gestion des flux migratoires vers le Royaume-Uni.
Manche : envolée des traversées sauvages, malgré les traités franco-britanniques
Bien que l'accord ait été régulièrement décrié comme étant défavorable à la France, Paris a néanmoins toujours fait preuve d'une grande disposition à le respecter. Du temps de la jungle de Calais, qui réunissait plusieurs milliers de candidats à l’exil pour le Royaume-Unis, les autorités françaises ont ainsi encouragé ces immigrés anglophones rêvant d’Angleterre à déposer leur demande d’asile en France, et donc à y rester. Malgré le Brexit, Paris n’a jamais dénoncé ce traité, même lorsque Londres se montrera réticent à honorer sa promesse d’accueillir sur son sol les mineurs isolés «vulnérables», en plus de ceux ayant déjà de la famille au Royaume-Uni.
«Pourquoi avoir accepté cet accord ? Il y avait une crainte chez l'exécutif français : que les Britanniques prennent des mesures tellement drastiques si rien n'était signé qu'il risquerait d'y avoir des morts en mer» expliquait le juriste Olivier Cahn à L’Express, en novembre dernier. «Les autorités françaises préféraient prendre cette responsabilité sur leur sol plutôt que d'être associées à un tel drame», ajoute-t-il, relatant les confessions d’un ministre de l’Intérieur «de l'époque». Une approche qui n’empêche pas les drames. Fin novembre 2021, 27 personnes se noyaient au large des côtes françaises.
Malgré les risques, 33 573 personnes ont effectué la traversée de La Manche depuis le début de l’année, selon la BBC. Des arrivées en constante hausse depuis le début de leur recensement en 2018. Du côté du ministère de l’Intérieur, on constate que 94% des 50 000 migrants arrivés par la mer au Royaume-Uni entre janvier 2018 et juin 2022 ont déposé une demande d’asile, et que 86% de ceux ayant vu leur demande considérée l’ont obtenue.
Devant ses pairs conservateurs, Suella Braverman l’assure : elle travaillera en étroite collaboration avec la France afin de «tirer le meilleur parti de [leur] partenariat», tant sur le littoral français que «plus en amont».
Maxime Perrotin