Autocensure ou réelle gaffe ? La chaîne américaine CBS a rétropédalé le 7 août et annoncé dépublier pour «mise à jour» un documentaire largement partagé sur les réseaux sociaux portant sur le parcours des armes – dont l'Occident inonde l'Ukraine – dans le pays jusqu'à leur arrivée entre les mains des combattants sur la ligne de front.
Le film long d'une vingtaine de minutes, intitulé «Arming Ukraine» («Armer l'Ukraine»), est encore visible en ligne car republié par des internautes. On peut y voir, entre autres, le reporter Adam Yamaguchi filmé en train de suivre une tentative de livraison d'armes, notamment des lance-missiles américains Javelin, jusqu'en première ligne dans des voitures banalisées. Repérés par les drones russes et pris pour cible par l'artillerie, les militaires battront finalement en retraite sans pouvoir faire leur livraison.
Mais c'est un autre passage qui a attiré l'attention des internautes. On y voit un certain Jonas Ohman, un Suédois patron de l'ONG Blue/Yellow (Bleu/Jaune) basée en Lituanie, selon le site de l'OTAN, fournissant des armes «non létales» destinées aux combattants ukrainiens, noter que seule une part minoritaire des approvisionnement arrivaient effectivement entre les mains de ceux à qui elles étaient destinées.
«Tout ce matériel traverse la frontière et après il se passe quelque chose. Quelque chose comme 30% [du matériel], peut-être, atteint sa destination finale», assure-t-il dans un passage (à partir de 23 secondes) relayé par la chaîne sur Twitter avant sa suppression justifiée en ces termes par CBS : «Nous avons supprimé un tweet faisant la promotion de notre récent documentaire, "Arming Ukraine", qui citait l'évaluation du fondateur de l'association à but non lucratif Blue-Yellow, Jonas Ohman, fin avril, selon laquelle seulement 30% environ de l'aide atteignait les lignes de front en Ukraine.»
Dans un autre message, le média déclare que l'intéressé estime désormais que depuis que ses propos ont été enregistrés – au mois d'avril –, la livraison des armes «s'est améliorée». «De plus, l'armée américaine a confirmé que l'attaché de défense, le général de brigade Garrick M. Harmon, est arrivé à Kiev en août pour le contrôle et la surveillance des armements», peut-on encore y lire.
Au regard de ces nouveaux éléments, la chaîne se serait alors résolue à dépublier son documentaire pour une mise a jour devant «refléter ces nouvelles informations et les diffuser à une date ultérieure».
Colère de Kiev, qui demande «une enquête interne» chez CBS
À Kiev, où le documentaire a manifestement déplu aux autorités, la décision de retirer le film a été saluée : «Cette première étape est la bienvenue, mais ce n'est pas suffisant. Vous avez trompé un vaste public en partageant des affirmations non fondées et en sapant la confiance dans la fourniture d'une aide militaire vitale à une nation résistant à l'agression et au génocide. Il devrait y avoir une enquête interne pour savoir qui a permis cela et pourquoi», a tweeté le ministre des Affaires étrangères ukrainien Dmytro Kuleba.
La veille, il avait également tancé un rapport d'Amnesty international mettant en cause les agissements de l'armée ukrainienne comme «de la fausse "neutralité", pas de la véracité».
Dans le documentaire dépublié, dont on peut se demander si il sera remis en ligne un jour comme promis, la question du détournement des armes occidentales sur le «marché noir» y est centrale, dans un pays dépeint comme souffrant encore de la corruption «post-soviétique». «Il y a comme des seigneurs du pouvoir, des oligarques, des acteurs politiques», constate entre autres le fameux Jonas Ohman.
L'Ukraine est en effet classée comme l'un des pays les plus corrompus au monde, avec un score de 122/180 sur l'indice de perception de la corruption 2021 selon Transparency International, où 180 représente le plus corrompu et 0 le moins.
Mauvais souvenirs d'Irak et d'Afghanistan
Interrogée dans le film de CBS, Donatella Rovera, conseillère principale en matière de crise pour Amnesty International, s'inquiète des livraisons massives d'armes à l'Ukraine, rappelant que des situations analogues ont dégénéré dans l'histoire récente.
«Nous avons vu beaucoup d'armes arriver en 2003 avec l'invasion de l'Irak par les Etats-Unis, puis en 2014 lorsque Daesh a pris le contrôle de grandes parties du pays et s'est emparé d'importants stocks d'armes qui étaient destinées aux forces irakiennes», a-t-elle rappelé. «Plus récemment, nous avons vu la même situation se produire en Afghanistan», se souvient-elle encore.
L'année dernière, les images des Taliban exhibant fièrement uniformes et armes américaines dérobées à l'armée afghane après leur victoire éclair avaient fait le tour du monde. Dans le passé Daesh avait largement bénéficié des pillages de stocks de l'armée irakienne et des armes occidentales ont été régulièrement vues entre les mains de djihadistes en Syrie.
Le problème du détournement illicite n'est pas ignoré par les autorités étasuniennes qui pourtant se disent confiantes «dans l'engagement du gouvernement ukrainien à protéger et à rendre compte de manière appropriée de l'équipement de défense d'origine américaine», comme l'avait expliqué en juillet Bonnie Denise Jenkins, sous-secrétaire au contrôle des armements et à la sécurité internationale au département d'État américain. L'Ukraine pour sa part a crée une commission pour suivre le parcours des armes dans le pays.
En avril, une source du renseignement américain citée par CNN avait fait valoir que Washington n'avait pas de visibilité sur le devenir des armes après un certain temps en raison du «brouillard de guerre» et de leur absence de contrôle sur le terrain. RT.com avait pour sa part a identifié en juillet sur le darknet des annonces offrant à la vente du matériel militaire occidental en Ukraine sans pour autant pouvoir établir si ces annonces étaient sérieuses.
L'aide militaire à l'Ukraine en provenance des Etats-Unis entre le 24 janvier et le 1er juillet s'élève à plus de 23 milliards de dollars, selon des données du Kiel Institute for the World Economy, auxquels s'ajoutent, selon la même source, plusieurs autres milliards en provenance de pays occidentaux dont le Royaume-Uni (3,8 milliards), la Pologne (1,80 milliard), l'Allemagne (1,44 milliard) ou encore la France (160 millions). L'Union européenne a pour sa part envoyé 2 milliards de dollars de matériel militaire à destination de l'Ukraine.
Le 8 août, le Pentagone a annoncé une nouvelle tranche d'aide militaire d'un montant d'un milliard de dollars comprenant des missiles pour les systèmes américains d'artillerie Himars, des missiles pour les systèmes de défense anti-aérienne NASAMS ou encore des missiles antichar Javelin ainsi que 75 000 obus de 155 mm.