Les premières estimations réalisées ce 27 juin à la sortie des urnes indiquent, comme une semaine auparavant, un taux d'abstention record lors du second tour des élections régionales et départementales. Et pour cause, environ 65% des électeurs se seraient abstenus selon l'estimation Ipsos/Sopra Steria réalisée pour France Télévisions, Radio France et LCP-Assemblée nationale/Public Sénat. C'est donc à peine moins que lors du premier tour, déjà marqué par un record d'abstention avec 66,35%.
Si chaque observateur et parti politique y va de son hypothèse pour tenter d'expliquer le désintérêt massif des Français pour ces élections, ces chiffres résonnent surtout comme un signal fort adressé à la classe politique à moins d'un an des élections présidentielles et législatives.
Ce taux d'abstention est néanmoins peu surprenant du fait des prévisions d'avant scrutin et surtout de la participation exceptionnellement basse lors du premier tour du 20 juin. Dimanche dernier, seuls 33,26% des électeurs s'étaient rendus aux urnes, soit un taux d'abstention de 66,74% – un record tous scrutins confondus en France, hors référendum. Les précédents records d'abstention aux régionales avaient été enregistrés en 2010, avec 53,67% au premier tour, et 48,79% au second.
Le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin avait qualifié sur Twitter la très faible participation du 20 juin de «particulièrement préoccupante». «Notre travail collectif doit être tourné vers la mobilisation des Français pour le second tour», avait-il ajouté. Un travail qui n'aura donc visiblement pas payé.
Le désintérêt des Français pour les élections régionales est donc une tendance de fond, mais qui s'est encore amplifiée cette année. Désintérêt pour une élection dont les enjeux ne sont guère intelligibles, problèmes techniques, envie de signifier un certain rejet du monde politique : les facteurs explicatifs sont nombreux.
Perte d'identification, méconnaissance et incompréhension des collectivités locales
Avant les élections départementales et régionales, RT France avait interrogé le professeur à la Sorbonne Gérard-François Dumont. Pour ce géographe, les réformes ayant eu lieu ces dernières années ont considérablement compliqué la compréhension du rôle des collectivités territoriales pour les citoyens en accentuant le «millefeuille territorial».
Au niveau des départements, les citoyens sont selon lui «un peu perdus et éprouvent des difficultés à s'identifier à leurs nouveaux cantons», qui ne «correspondent plus à une certaine logique géographique inscrite dans l’histoire». Une perte d'attachement par ailleurs renforcée par une attitude de l'Etat qui n'aurait «cessé de laisser penser – à tort – que les départements ne servaient plus à grand-chose».
En ce qui concerne les régions, Gérard-François Dumont estime que les citoyens, globalement, ne connaissent pas leurs conseillers régionaux. «Ce qui n'est pas étonnant compte tenu du mode d'élection, d'où il résulte que nombre d'entre eux sont des apparatchiks des partis politiques», analyse le géographe. Par ailleurs, l'Etat a considérablement diminué l'autonomie fiscale des collectivités territoriales (au moins 96% de leurs ressources proviennent directement de l'Etat), ce qui ampute en bonne partie les régions de la possibilité d'agir réellement sur la fiscalité de leurs administrés.
D'une manière générale, Gérard-François Dumont estime que la complexité des collectivités territoriales s'est considérablement accrue avec des lois territoriales comme celle portant sur les grandes régions (qui a réduit leur nombre à 13), la loi NOTRe (une loi de 2015 portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République) ou la loi de janvier 2017 qui crée de nouvelles métropoles. «La situation est encore pire en Ile-de-France avec la création de deux nouvelles strates administratives, la métropole du Grand Paris et les établissements publics territoriaux. Pratiquement personne – y compris les élus – n'est capable d'en préciser le périmètre... On a une démocratie locale qui est de moins en moins évidente», juge le professeur.
Gérard-François Dumont considère enfin que «le pouvoir veut tout décider de Paris de manière uniforme quels que soient les territoires». «Le raisonnement de Paris est de considérer la France comme un pays plat, sans réalités géographiques, totalement homogène, avec des problèmes qui seraient identiques et sans tenir compte de la profondeur historique», analyse-t-il, en considérant que le mouvement des Gilets jaunes avait réagi à cette recentralisation, sans utiliser le terme.
Situation sanitaire, pénurie d'assesseurs et de bulletins de vote, problèmes postaux...
A l'issue du premier tour des élections régionales et départementales 2021, le porte-parole du gouvernement Gabriel Attal avait pour sa part insisté sur la «situation sanitaire» en tant que facteur censé expliquer le taux élevé d'abstention.
Des facteurs matériels plus tangibles avaient aussi été mis en avant, comme une pénurie d'assesseurs constatée dans plusieurs villes de France (dont Marseille et Saint-Etienne) qui avait entraîné des retards d'ouverture de certains bureaux de vote. A Cousolre, dans le Nord, c'est une pénurie de bulletins pour la liste d’union de la gauche et des écologistes qui avait perturbé le scrutin.
Par ailleurs, plusieurs candidats et partis s'étaient plaints de problèmes dans l'acheminement des professions de foi chez les électeurs et avaient mis en cause le nouveau prestataire Adrexo, choisi au terme d'un appel d'offres par le ministère de l'Intérieur.
Une «insurrection populaire silencieuse»
Mais au-delà de ces différentes explications, difficile de ne pas voir dans le choix des abstentionnistes un signal politique fort. «Il y a visiblement un problème d’incarnation», analyse ainsi Bastien Gouly, journaliste de RT France, pointant notamment un «climat général de défiance vis-à-vis du politique».
«C’est une insurrection populaire silencieuse [...] c'est un acte politique», résumait pour sa part après le premier tour l'éditorialiste Nicolas Vidal, y voyant une donnée cruciale à un an des présidentielles. Avec un grand nombre de candidats ministres ou anciens ministres, les régionales et départementales ont en effet pu avoir l'apparence de primaires pour l'élection présidentielle de 2022. Mais les électeurs n'ont apparemment pas adhéré à cette logique de «grande répétition» au niveau local en vue de la reine des élections nationales.
Ce désaveu de la classe politique conduira-t-il à une prise en compte du vote blanc dans le calcul du résultat des élections ? D'après un sondage Ifop pour Sud Radio publié le 24 juin et cité par l'AFP, 80% des Français interrogés se déclarent en tout cas favorables à cette option.