C'est une lame de fond qui prend de l'ampleur élection après élection. L'abstention, traduction du désintérêt croissant des Français pour les échéances électorales, devrait être le premier parti en sortie d'urnes aux élections régionales et départementales des 20 et 27 juin.
Le phénomène n'est bien sûr pas nouveau. Aux dernières régionales en 2015, l'abstention avait concerné une très courte majorité des électeurs (50,09%) au premier tour, un peu moins au second (41,59%). Cinq ans plus tôt, 53,67% des inscrits sur liste électorale n'avaient pas choisi de candidat au premier tour, 48,8 % au second.
2010 marquait néanmoins une nette hausse de l'abstention aux régionales (53,67%), après une progression larvée pendant deux décennies : 25,2% en 1986, 31,37% en 1992, avec un bond à 41,97% en 1998 ; puis, lors du passage du scrutin à deux tours en 2004, 39,16% d'abstentionnistes. Les départementales ont suivi à peu près la même courbe de désintérêt rampant, avec environ 55% d'abstention en 2011 et une moyenne de 50% aux deux tours en 2015.
Rien de neuf en somme, mais 2021 pourrait établir un nouveau record. «Je ne serais pas surpris qu'on ait une abstention aux environs de 55% au premier tour», a ainsi souligné sur France Bleu le politologue Jean Petaux. Chercheur à Sciences Po Bordeaux, il a notamment pointé l'absence de «barnum national, avec une mise en scène et une dramatisation qui est celle, par exemple, des présidentielles».
On est sur un cycle de montée de l'abstention depuis 2007, qui s'est accéléré depuis 2017
Pour illustrer cette tendance, un sondage Ifop pour LCI et Le Figaro diffusé le 1er juin et consacré aux régionales en PACA a envisagé une abstention à 57%, avec un pic à 78% chez les 25-34 ans. Constat similaire en Occitanie où, selon un autre sondage Ifop pour La Tribune et Europe 1, l'abstention atteindrait 59% (et jusqu'à 71% chez les moins de 35 ans).
«On est sur un cycle de montée de l'abstention depuis 2007, qui s'est accéléré depuis 2017 [...] On voit, dans toutes nos enquêtes, monter le sentiment d'une "vanité du vote". Les électeurs les plus mobilisés sont ceux du RN et les soutiens des présidents de région sortants, mais à un tel niveau d'abstention, celle-ci ne profitera à personne», a développé le directeur général adjoint de l'Ifop Frédéric Dabi auprès de LCI.
Sur la même chaîne, son collègue Jérome Fourquet, qui dirige le département opinion de l'institut de sondage, a listé plusieurs facteurs susceptibles d'expliquer la situation. «Le paysage politique a été complètement recomposé depuis 2017 et a du coup perdu en lisibilité», a-t-il expliqué le 31 mai. Autre mouvement de fond : l'élection d'Emmanuel Macron en 2017, couplée à la fin du cumul des mandats parlementaires et locaux. Selon Jérôme Fourquet, cela a «accéléré les phénomènes à l'œuvre depuis la mise en place du quinquennat : une extrême focalisation sur l'Elysée», et donc sur l'élection présidentielle. Illustration lors des législatives de 2017, élections pourtant nationales organisées dans la foulée de la victoire d’Emmanuel Macron : l’abstention avait atteint 51,3 % au premier tour et 57,4 % au second.
Le Covid comme accélérateur d'abstention ?
Le sondeur Jérôme Fourquet, par ailleurs auteur de L'Archipel français, a aussi insisté sur l'importance de la crise sanitaire dans les probables records d'abstention à venir les 20 et 27 juin : «La pandémie a exacerbé cette dimension très présidentialiste de la Ve République. C'est l'Elysée qui décide de la date de déconfinement, qui décide du montant du plan de relance. Cela a contribué à faire que les Français se disent que la seule élection qui vaille, c'est la présidentielle. On élit le patron, si je puis dire, et de là va découler tout le reste.»
En ne laissant que des miettes aux autres scrutins, qui doivent composer avec la lourdeur du protocole sanitaire et les risques de circulation du virus. Les municipales 2020, qui avaient vu les premier et second tours organisés à trois mois d'intervalle, ont constitué un excellent exemple : des taux d'abstention en faible progression, de 30 à 37% entre 1995 et 2014, puis cette hausse spectaculaire à presque 59% au second tour 2020, en sortie de confinement.
Plus récemment, le 30 mai, le premier tour de quatre législatives partielles – aux enjeux certes plus limités que ceux des régionales – a été avant tout marqué par une participation très faible : 15,5% des inscrits seulement dans le XXe arrondissement de Paris, 18,1% en Indre-et-Loire, 24,3% dans le Pas-de-Calais, 26,4% dans l’Oise.
Un manque d'effectifs pour tenir les bureaux de vote
Tirant la sonnette d'alarme, plusieurs élus avaient milité pour un report des élections régionales et départementales. «Ce sera le week-end des premiers départs en vacances ! Risque accru d’abstention», avait ainsi averti dès avril le sénateur Les Républicains Philippe Bas. «Le problème numéro 1 est de lutter contre l’abstention», avait abondé sur France 3 le président socialiste sortant de Nouvelle-Aquitaine Alain Rousset. «Oui, il y aura une forte abstention. Les Français n’ont qu’une envie, c’est de sortir du cauchemar du Covid et les beaux jours vont leur permettre de penser à autre chose », a quant à lui soufflé Xavier Bertrand au Parisien, lui aussi président sortant, dans les Hauts-de-France.
Et pour ceux qui iront voter, encore faudra-t-il pouvoir le faire dans de bonnes conditions. Or les collectivités manquent d'assesseurs (chargés de vérifier l’identité des électeurs et de les faire émarger) et de scrutateurs (qui dépouillent les votes). Sous l'effet de la pandémie d'une part, mais aussi d'un besoin en effectif deux fois plus important que d'habitude avec les élections régionales et départementales combinées.
«J’ai seulement un quart du nombre de personnes nécessaires pour l’instant», a ainsi alerté le 31 mai auprès du Monde la chargée de l’organisation des élections à la mairie de Pau. «Il est probable que des coutumiers, des citoyens traditionnellement engagés, ont été échaudés par les dernières élections municipales», a de son côté expliqué à Libération Joël Batard, le maire de Pordic dans les Côtes-d’Armor. Même problème pour le maire de Perpignan Louis Aliot, au micro de RMC : «On a mis en place un appel à candidatures avec une vacation pour que les bureaux soient tenus.»