Les tables rondes du Beauvau de la sécurité avaient dû brutalement s'arrêter pour des raisons sanitaires avec le troisième confinement annoncé fin mars 2021.
Puis, alors qu'elles devaient reprendre, une policière (Stéphanie Monfermé à Rambouillet) et un policier (Eric Masson à Avignon) étaient tombés, assassinés, à quelques jours d'intervalle entre fin avril et début mai, suscitant la colère des fonctionnaires dont les représentants syndicaux ont bientôt appelé à un rassemblement parisien au format géant le 19 mai, devant l'Assemblée nationale.
A grand renfort de couverture médiatique, l'intersyndicale en avait profité pour annoncer le 6 mai que les organisations suspendaient leur présence au Beauvau de la sécurité... Cette même série de tables rondes qu'Alliance et l'Unsa-Police avaient déjà annoncé bouder le 15 décembre, avant de finir par y participer malgré tout, ayant obtenu satisfaction sur le dossier de l'observatoire des réponses pénales qui verra le jour au début du mois de juillet.
Cette fois, le retour à la table de discussion est bien engagé : le 27 mai, le Beauvau de la sécurité reprend mais le programme en a été chamboulé, puisqu'au lieu d'échanger sur le maintien de l'ordre, comme il était initialement prévu, les instances réunies débattront de la relation entre les forces de sécurité et l'autorité judiciaire, avec la présence annoncée d'Eric Dupond-Moretti.
Ce dernier avait été copieusement hué le 19 mai par les policiers nationaux, malgré les appels à la concorde lancés depuis la tribune par certains syndicalistes, manifestement trop discrets pour être entendus, à l'instar d'Olivier Varlet qui dirige l'Unsa-Police.
Le garde des Sceaux et le ministre de l'Intérieur ont pris soin de se mettre en scène en plein travail dès le 21 mai sur les réseaux sociaux, manière de souligner la proximité entre police et justice alors qu'Eric Dupond-Moretti avait clairement été choisi comme cible par certaines organisations syndicales policières seulement deux jours plus tôt devant l'Assemblée nationale : «Lutte contre les trafics de drogue, mise en place de la procédure pénale numérique, politique de lutte contre les phénomènes de bandes, préparation du Beauvau de la sécurité jeudi prochain. Police et Justice travaillent ensemble quotidiennement à Paris, et sur le terrain.»
Mais ce 26 mai, à l'AFP, les déclarations calibrées des secrétaires généraux montrent que, loin de rétropédaler, les syndicats de police ne désarment pas. A la tête d'Alliance, Fabien Vanhemelryck trompète déjà : «Ça devrait bouger fort.»
Le patron du grand syndicat de gardiens de la paix avait mis le feu aux poudres en expliquant aux micros qui lui étaient tendus le 19 mai sous les fenêtres de l'Assemblée nationale (un des temples législatifs français) que «le problème de la police, c'est la justice».
Ping-pong médiatique et points d'exclamation
Eric Dupond-Moretti, lui-même, a peu goûté cette petite phrase du secrétaire général d'Alliance et il a tenu à corriger dans Le Journal du dimanche le 23 mai : «Cette affirmation est fausse, et elle est grave. La police sans la justice, c’est le totalitarisme ; la justice sans la police, c’est l’impuissance. Ces deux institutions méritent le respect de tous les républicains.»
Peu importe, dans un jeu de ping-pong, qui trouvera peut-être sa résolution le 27 mai sous les ors de l'hôtel de Beauvau, Fabien Vanhemelryck d'Alliance assume et, visiblement satisfait de son effet, assène à l'AFP ce 26 mai : «Je ne retire en rien ma phrase. Sans ça, on aurait parlé de notre rassemblement deux heures et le lendemain c'était oublié.»
Alliance produit même un nouveau tract le 24 mai pour enfoncer le clou, dénonçant la «clémence», le «dogmatisme» et la «lenteur» de la justice. Et de conclure le tract en lettres capitales, avec trois points d'exclamation : «Voilà pourquoi le problème de la police, c'est la justice !!!»
Darmanin et Dupond-Moretti, eux, désamorcent, font mine d'œuvrer doctement au rapprochement en coulisses : «Le problème de la police, c'est la faiblesse des moyens de la justice», explique ainsi le ministre de l'Intérieur au Parisien... Un problème qui a d'ores et déjà trouvé sa solution puisque le budget 2021 de la justice a été annoncé comme «historique» au mois de septembre 2020, censé permettre la réforme portée par l'ancien avocat d'assises de la place Vendôme.
«Je pense que le garde des Sceaux ne va pas passer une bonne matinée», prévoit Synergie-Officiers
Pour l'heure, le gouvernement est sommé de reprendre la main sur les organisations syndicales de police ou de raccommoder des liens qui apparaissent distendus... peut-être avec quelque exagération de la part des secrétaires généraux de syndicats qui songent déjà aux élections professionnelles qui se dérouleront en 2022 et qui doivent donc saisir l'occasion de ce face-à-face avec le gouvernement pour briller en hérauts d'armes du policier de terrain.
Ainsi, Patrice Ribeiro, secrétaire général du syndicat d'officiers de police au sulfureux compte Twitter Synergie promet à l'AFP à propos du 27 mai : «C'est un format qui est contraint. Mais je pense que le garde des Sceaux ne va pas passer une bonne matinée.»
Ainsi que nous le glissait au téléphone un syndicaliste, les secrétaires généraux cherchent à déterminer qui va sonner l'hallali contre le ministre de la Justice qu'ils auront en face d'eux ce 27 mai...
Quand le patron de Synergie (affilié à Alliance), connu pour son tempérament sanguin et ses sorties tranchantes, évoque un «format contraint» concernant le Beauvau de la sécurité, il faut rappeler que les joutes se dérouleront en direct sur les réseaux sociaux et que chacun aura donc le loisir de montrer de quel bois il se chauffe et avec quel bel entrain il défend ses adhérents.
En retour, les ministres devront pour leur part prouver qu'ils peuvent tenir la dragée haute aux syndicats de police. Et de source policière, un certain secrétaire général de syndicat a récemment découvert lors d'une réunion privée à Matignon que le garde des Sceaux était largement capable de croiser le fer : «Le collègue syndicaliste s'est fait torpiller», compatit encore notre source.
Le Beauvau : un vrai face à face ou une farce ?
Le décor est planté, la confrontation est promise, mais aura-t-elle vraiment lieu ? Certaines voix syndicales réputées plus mesurées relativisent déjà. Interrogé par RT France, le secrétaire général du Snipat, Georges Knecht explique : «Certains camarades à l'Unsa ou au SCSI sont un peu embêtés parce qu'ils se sont fait piéger par Alliance le 19 mai. Ils pensaient rendre hommage à leurs collègues assassinés et c'est devenu autre chose. Moi, j'ai clairement annoncé que j'y allais uniquement pour l'hommage et pas pour le reste, alors j'ai l'esprit serein.»
Ce syndicaliste qui défend les personnels administratifs, techniques et scientifiques de la police nationale anticipe : «Alliance ne va peut-être pas se montrer aussi virulent au Beauvau que dans les tracts. Ils sont malins. Et encore, les syndicats de la magistrature n'ont, pour l'heure, pas été conviés pour éviter trop de confrontation. Mais rien qu'avec la présence annoncée du garde des Sceaux, ça promet.»
Contacté par RT France, Thierry Clair, secrétaire général adjoint de l'Unsa-Police annonce tranquillement : «Nous n'allons pas au Beauvau de la sécurité dans un esprit de paraître mais pour poser de vraies questions. Nous ne voulons pas faire de la figuration.»
Et le syndicaliste de déplorer : «L'opposition police/justice, c'est tout ce qui a été retenu de ce grand rassemblement intersyndical en hommage à nos collègues. Mais je tiens à souligner que, tous les jours, nos collègues travaillent au contact des magistrats. Ces déclarations tonitruantes ont réduit le discours syndical. Notre volonté, c'est de nous assurer que la mise en place de l'observatoire de la réponse pénale sera bien conforme et efficace d'ici juillet.»
Derrière les coups de sang auprès des agences de presse et les coups de mentons médiatiques, les négociations feutrées se déroulent-elles finalement comme prévu ?
Thierry Clair relativise le bras de fer annoncé entre les policiers et le gouvernement, et il pointe les tractations en cours : «Après la suspension du Beauvau pour raisons sanitaires et les deux drames qui ont frappé la police [à Rambouillet et Avignon], il y a eu une phase de négociation. Nous ne pouvions pas reprendre les tables rondes dans cette situation et alors qu'un rassemblement était annoncé. Mais nous verrons bien en audience comment se dérouleront les discussions et quel retour nous fera le gouvernement. Nous espérons juste que nos demandes seront entendues.»
La présence de l'avocat en perquisition écarte encore la fracture
En creux, un nouvelle crainte des forces de sécurité pointe son nez : alors qu'ils demandaient prioritairement une fluidification de la chaîne pénale, les policiers s'inquiètent déjà de la tournure du projet de loi gouvernemental sur la justice.
«On nous annonce la présence de l'avocat dans les perquisitions. Il s'agit d'un acte supplémentaire pour l'officier de police judiciaire alors que nous demandons toujours la simplification de la procédure pénale», souligne le numéro deux de l'Unsa-police.
Si la table ronde du Beauvau de la sécurité prend parfois des airs d'octogone au fil des déclarations, Georges Knecht du Snipat déplore toutefois les effets contreproductifs du cirque médiatique et souligne auprès de RT France : «Nous assistons à une escalade de propos polémiques alors qu'il suffirait d'apaiser la situation entre police et justice qui sont exposées en ennemies. Pendant ce temps, les vrais ennemis des policiers, les délinquants, peuvent se frotter les mains si on leur laisse le champ libre.»
Petite note positive, le secrétaire général du Snipat salue l'idée d'une séance spéciale du Beauvau de la sécurité dédiée le 31 mai au bien-être et à la thématique urgente du suicide dans les forces de sécurité. Cette après-midi sera placée sous la présidence de Marlène Schiappa en présence de deux associations et de psychologues.
Antoine Boitel