France

Evacuation des camps de migrants à Grande-Synthe : qui «lacère» les tentes ?

En plein regain d'attention médiatique pour la cause des migrants face aux évacuations hivernales, des photographies diffusées sur les réseaux sociaux montrent des agents découper des tentes : mais qui sont ces agents ?

Les évacuations de campements de migrants à Grande-Synthe (Nord) ont subitement connu un regain d'intérêt médiatique et politique dès le 29 décembre avec les photos du journaliste Louis Witter, qui ont été très partagées sur les réseaux sociaux :  

Le photographe décrit par ces mots : «Voici une photo des membres des équipes de nettoyage qui accompagnent les policiers lors des expulsions de réfugiés à Grande-Synthe. Cagoule deux trous, couteau à la main pour lacérer les tentes. Imaginez deux secondes la stupeur des exilés réveillés par ça à 8 heures ce matin.»

Et sur les images suivantes, on peut effectivement voir les agents procéder à la destruction des tentes :

Les agents, équipés de blouses, sont en plein travail de nettoyage du site, on les aperçoit notamment en train de découper les tentes dans lesquelles se trouvaient les migrants... Petit détail qui n'est pas contenu dans le commentaire du photographe : selon le protocole de nettoyage du site, les tentes ont préalablement été évacuées et, normalement, personne n'est tiré du sommeil par un agent cagoulé en combinaison sanitaire avec un couteau à la main.

Les précisions apportées auprès de RT France à cet égard par un porte-parole du groupe Ramery Propreté (filiale d'un groupe de construction du Nord), mandaté par la préfecture pour réaliser ces nettoyages ne retirent rien à la difficulté de la situation dans laquelle se trouvent les personnes évacuées, mais elles ajoutent un peu de précision.

Le porte-parole précise à RT France : «Notre entreprise intervient en aval de l'évacuation et quand nos agents travaillent, il n'y a déjà plus personne. Et concernant la cagoule, j'ai personnellement demandé à l'agent qu'on voit sur les images pourquoi il en portait une. Il m'a simplement répondu qu'il faisait froid... Ce n'est pas plus compliqué. En tout cas, une décision est prise d'évacuer le site et pas par nous. Ensuite, nous procédons au nettoyage d'un site qui ne peut pas rester en l'état après l'évacuation. Nous sommes mandatés par la préfecture du Nord, on nous assigne une tâche, nous l'exécutons. Nous nous occupons des tentes et les équipes municipales des détritus. Les forces de l'ordre nous appellent pour nettoyer certaines parties des camps une fois qu'elles ont été évacuées.»

Il y a bien eu une petite exception, admet très sincèrement le porte-parole de Ramery Propreté au téléphone : «Il y a eu une fois où il y avait une personne dans une tente, mais sinon c'est vide, et il n'y a plus personne, normalement, ça ne doit pas arriver.»

Les bénévoles révulsés par les évacuations hivernales dénoncent les destructions de tentes

Les bénévoles et associatifs contactés par RT France se montrent pour leur part plus critiques au sujet des évacuations organisées par la préfecture avec l'appui des mairies de Grande-Synthe et de Calais (Pas-de-Calais), mais également avec le concours du secteur privé : «Ce sont nos tentes qu'ils détruisent ! Nous les achetons avec des dons et des cagnottes ! Je vais envoyer les photos à la préfecture, moi, pour que l'Etat nous rembourse, ce n'est plus possible, là.», déplore ainsi le bénévole Laurent Gianni-Caffier, bien connu pour son aide aux migrants à Grande-Synthe.

Et de dénoncer : «C'est criminel ce qu'ils [l'Etat] font. On pousse ces gens vers la mer en plein hiver, on les force à essayer la traversée en détruisant les tentes.»

Le bénévole n'oublie pas non plus les équipes municipales dans son plaidoyer : «Les mairies de Calais et Grande-Synthe sont impliquées aussi alors que ce sont des structures publiques... A un moment, stop : nous avons des lois en France et elles sont bafouées en ce moment.»

C'est criminel, on pousse ces gens vers la mer en plein hiver

Hakim de l'association Solidarity Border explique également au téléphone : «En fait, la sous-préfecture paie cette grosse boîte du bâtiment, Ramery [sa filiale Propreté, précisément] pour détruire les tentes mais ils font faire ça à des précaires au RSA, souvent en mission d'intérim et les mecs, quand on parle avec eux, ils nous disent qu'ils sont dans le besoin financier, que c'est leur taf et qu'ils n'ont pas le choix pour nourrir leurs familles en fait, même s'ils sont dégoûtés de faire ça à d'autre précaires, d'une certaine façon.»

Interrogé à cet égard par RT France, le porte-parole de Ramery Propreté réfute toutefois cette affirmation selon laquelle des intérimaires seraient plus fréquemment choisis pour exécuter la tâche du nettoyage après les évacuations : «Ce n'est pas le profil majoritaire en tout cas.»

Une situation ancienne avec un contexte de tension accrue ?

Plusieurs sources contactées par RT France confirment que les changements politiques et préfectoraux locaux, notamment à la mairie de Grande-Synthe, ont concouru à une accentuation de la tension sur place. Hakim de Solidarity Border souligne particulièrement le rôle du nouveau maire de Grande-Synthe : «Du temps de Damien Carême [l'ancien maire devenu eurodéputé EELV a cédé la place à son premier adjoint Martial Beyaert], la mairie refusait de faire participer ses agents municipaux aux évacuations, à savoir la police municipale ou les agents techniques. Mais depuis le changement de municipalité, on voit bien qu'il y a une présence mixte des CRS pour les évacuations, du privé pour la destruction, puis des agents de la commune pour le nettoyage.»

Et de préciser : «Et depuis qu'on a changé de sous-préfet, aussi, on est passé d'une évacuation par semaine à deux.»

Au fil des échanges téléphoniques, un ballet de misère se dessine à Grande-Synthe, chorégraphié par l'administration : les migrants, que les bénévoles nomment systématiquement «exilés», sont évacués des campements par la compagnie républicaine de sécurité qui change «toutes les deux semaines», selon les sources associatives, puis la société Ramery, procède à un premier nettoyage du site, impliquant notamment la destruction des tentes (ce que les images du photographe Louis Witter ont capté) ; enfin les équipes municipales procèdent à un ultime ramassage des détritus laissés sur place, selon les bénévoles.

Les associatifs interrogés précisent d'ailleurs que certains migrants perdent parfois des effets personnels de valeur pour eux, tels que des papiers administratifs par exemple et qu'une fois évacués, ils ont le plus grand mal à les récupérer.

C'est Noël bordel, ça veut rien dire pour vous Noël ?

François Guennoc, président de l'Auberge des migrants dénonce à ce sujet : «A Calais, après nos plaintes concernant les difficultés pour récupérer du matériel en bon état, la préfecture a prétexté que dorénavant tout ce qui était récupérable irait en recyclerie, mais en général, on a le plus grand mal à récupérer quoi que ce soit.»

Le bénévole Laurent Gianni-Caffier ajoute : «Parfois, les réfugiés se frittent un peu avec les agents municipaux quand ils essaient de récupérer des tentes par exemple, mais le plus violent, c'est avec les CRS.»

Hakim de Solidarity Border abonde : «Les CRS... ils sont un peu formatés, alors qu'avec les policiers nationaux du coin, nous n'avons pas de problème. D'ailleurs, quand le commissariat de Dunkerque avait refusé de continuer à faire ces missions, l'ancien sous-préfet, il s'était retrouvé tout bête !»

Les images publiées par Louis Witter sur Twitter ont en tout cas ravivé l'intérêt médiatique pour les camps de migrants du Nord, notamment avec un article dans Le Canard enchaîné titré : «La préfecture du Nord sort ses fines lames», mais également un article de vérification dans la rubrique CheckNews de Libération intitulé : «Tentes de migrants lacérées à Grande-Synthe : une pratique ancienne, mais jamais assumée»...

Il se pourrait également que cette nouvelle mise en lumière ait favorisé la venue annoncée de l'eurodéputé EELV Damien Carême le 8 janvier sur le site de Grande-Synthe.

Si des sources nous font savoir qu'il ne méconnaissait bien évidemment pas la situation, puisqu'il s'agit de la ville dont il était maire et que la migration fait partie de ses sujets prioritaires, le regain d'intérêt médiatique pour les conditions dramatiques dans lesquelles vivent les migrants à Grande-Synthe remet toutefois le sujet sur la table en plein hiver, alors qu'une grande partie des Français vient de célébrer des fêtes de fin d'année quelque peu particulières.

Comme un écho, on peut justement entendre un bénévole sur une vidéo diffusée en live sur Facebook le 23 décembre 2020 apostropher un fonctionnaire de police lors d'une évacuation : «C'est Noël bordel, ça veut rien dire pour vous Noël ?» Réponse du policier : «Ce n'est pas notre décision, Monsieur.»

L'administration craint-elle un battage médiatique ? En tout état de cause, une source sur place nous a fait savoir qu'une grande opération d'évacuation était en cours depuis 8h30 ce 7 janvier pour la venue des eurodéputés prévue le lendemain.

Antoine Boitel