A l'heure où le système de santé français affronte la deuxième vague de l'épidémie de Covid-19, la direction de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) a annoncé, le 3 novembre, un «arrêt temporaire» du service des urgences du plus vieil hôpital de Paris, entraînant le redéploiement d'une quinzaine d'infirmiers spécialisés, ainsi que de 18 aides-soignantes, vers un autre établissement de la capitale : l'hôpital Cochin.
«On en a discuté avec l'équipe des urgences de l'Hôtel-Dieu et tout le monde a convenu que l'importance de ce renfort justifiait pleinement ce redéploiement», a assuré Alain Cariou, docteur à l'hôpital Cochin mais aussi directeur médical de crise du groupement Centre-Université de Paris. Toutefois, force est de constater que cette décision a provoqué une vague d'indignation dans la profession, qui réclame une augmentation des capacités hospitalières.
«Déshabiller Paul pour habiller Jacques» ?
«La situation est à ce point tendue que la pénurie de personnels oblige la direction a déshabiller Paul pour habiller Jacques», a dénoncé l'antenne Sud Santé de l'APHP, dans un communiqué publié le 4 novembre. «L'Etat doit créer des lits, des emplois à l’hôpital et les programmer dès aujourd’hui», a estimé le syndicat, exprimant son amertume face à la fermeture de lits «pour assurer ailleurs le nombre nécessaire de personnels».
La section CGT de l'établissement a pour sa part dénoncé «une décision unilatérale prise par des bureaucrates» : «L'Hôtel-Dieu doit ré-ouvrir [un service] Covid-19 au cœur de la capitale avec des salles d'hospitalisation fonctionnelles immédiatement avec des circuits de fluides opérationnels pour les unités de soins», peut-on lire dans le communiqué de la CGT.
On a fait venir le psychiatre pour des infirmières qui étaient en pleurs
Contacté par nos soins, le docteur Gérald Kierzek, médecin urgentiste à l'hôpital de l'Hôtel-Dieu, fulmine. «Il n'y a eu aucune concertation, ni avec l'équipe médicale ni paramédicale, c'est une décision administrative et unilatérale de Cochin dans ce qu'on appelle un jeu à somme nulle, puisque c'est pour récupérer les moyens de l'un pour les attribuer à l'autre», affirme le médecin urgentiste. «On va prendre des infirmières de Cochin pour les mettre dans des services de réanimation qu'elles ne connaissent pas, pendant que nos infirmières qui ne connaissent pas Cochin, sont envoyées dans des services qu’elles ne connaissent pas non plus ! La sécurité des soins c'est quand les équipes connaissent leur environnement de travail, le fait de déstabiliser ça, c'est un facteur d'accidents», déplore encore Gérald Kierzek, selon qui une telle décision n'a pas été sans conséquences pour le personnel. «On a fait venir le psychiatre pour des infirmières qui étaient en pleurs, c'est une situation de maltraitance institutionnelle», relate notre interlocuteur qui, par ailleurs, explique comprendre la position de son confrère de Cochin, Alain Cariou : «Il manque du personnel dans son service, il le prend quand on lui en propose, il n'est pas neutre.»
Tourisme oui, santé non ?
Fait notable, la fermeture temporaire du service des urgences d'Hôtel-Dieu intervient un an et demi après l'officialisation par l'AP-HP du projet de réaménagement de l'établissement, qui a été confié au promoteur immobilier Novaxia. Le 17 mai 2019, on apprenait ainsi qu'un tiers de la surface aménageable du plus vieil hôpital de Paris serait à terme consacré à une offre variée de restauration et de commerces, incluant un restaurant gastronomique : «Cela permet une ouverture de l’Hôtel-Dieu sur la ville [...] pour les Parisiens et les touristes», s'était alors réjouie la direction des hôpitaux de Paris.
Et aujourd'hui, malgré une crise sanitaire d'envergure, le directeur général de l'AP-HP, Martin Hirsch, est catégorique au sujet des capacités hospitalières de l'établissement. «Ouvrir par miracle des lits de réanimation dans des locaux qui ne sont pas prévus pour ça, il n'y a pas un seul réanimateur [...] Qui pense que ça sauverait un seul malade ?», interroge-t-il en effet à l'endroit de certains qui voudraient redonner de sa grandeur au plus vieil hôpital de Paris.
Vous prenez une clé, vous ouvrez la porte : les salles existent à l'Hôtel-Dieu !
«Il faut arrêter de se focaliser uniquement sur la réanimation, il faut diagnostiquer les gens par un scanner, c'est ce qu'on à l'Hôtel-Dieu», confie pour sa part le docteur Kierzek, selon qui la priorité est de pouvoir hospitaliser les patients précocement, et de leur fournir de l'oxygène. Quant aux capacités de son établissement à se développer, il est formel : «Vous prenez une clé, vous ouvrez la porte : les salles existent à l'Hôtel-Dieu ! L'oxygène y est, l'air comprimé y est, tout y est, il suffit de mettre des lits, ça sauverait des malades.»
S'il n'écarte pas une potentielle «logique de déshabiller l'hôpital de l'Hôtel-Dieu pour le transformer en centre commercial», Gérald Kierzek espère toutefois que la récente fermeture temporaire des urgences d'Hôtel-Dieu est bel et bien provisoire. «Je n'ai pas de raison de penser que ce n'est pas temporaire. En pleine période de carence de lits, comment le ministère pourrait cautionner une fermeture d'hôpital ? La crise du coronavirus met en péril notre hôpital public, on n'a pas les capacités de soigner les malades, d'où le confinement, ça peut remettre en cause la politique de fermeture d'hôpitaux, non ?», interroge encore le soignant.
Une gestion de crise au détriment des patients atteints de pathologies graves ?
«On a besoin de lits normaux, il faut arrêter de déprogrammer les malades, il faut que les services de pneumologie et de cancérologie puissent continuer à suivre leurs malades», souligne Gérald Kierzek, qui prône la création d'«un volant de sécurité de lits conventionnels» au lieu d'une stratégie qui consiste à décaler les traitements de maladies graves. Et le médecin urgentiste de poursuivre : «On n'invente rien : la Chine a créé un hôpital de campagne en 15 jours, on met des hôpitaux militaires à Mulhouse, Varsovie a créé un hôpital de plusieurs centaines de lits sur un stade... On a la chance d'avoir un établissement au cœur de Paris qui est déjà un hôpital !»
S'exprimant sur l'augmentation des capacités hospitalières du pays, le président Emmanuel Macron avait pour sa part déclaré aux Français, lors de son allocution du 28 octobre, qu'il n'existait pas de «solution magique» sur le court terme. «Ce n’est pas en quelques mois que nous pourrons créer véritablement une capacité totalement différente», avait-il entre autres expliqué afin de justifier la nécessité du confinement national.
Fabien Rives