Le 8 octobre, l'association de lutte contre la corruption Anticor a envoyé à la Cour de justice de la République (CJR) une plainte pour «prise illégale d’intérêts» visant nommément le garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti. Comme de nombreux magistrats, Anticor reproche au ministre de la Justice de se servir de ses fonctions pour régler des différends accumulés lorsqu'il était avocat, avec notamment le parquet national financier (PNF), une institution créée en 2013 chargée de traquer la grande délinquance économique et financière.
L’association Anticor n’est en effet pas la seule à faire cette analyse. Le 1er octobre Raymond Avrillier un militant écologiste de Grenoble avait déposé une plainte similaire révélée par Mediapart. Depuis lors des magistrats se rassemblent en assemblée générale à travers la France pour rédiger des motions sur le sujet. A l'image de celle signée à l’unanimité le 7 octobre par les magistrats de la cour d’appel de Paris, qui déplore que le ministre de la Justice «piétine le principe démocratique de séparation des pouvoirs au profit d’intérêts strictement privés».
L’attaque d’Eric Dupond-Moretti contre le PNF
Retour sur l'affaire : le 24 juin 2020, Le Point révélait que des magistrats du PNF avaient épluché les factures téléphoniques détaillées de plusieurs avocats, dont Eric Dupond-Moretti, dans le but d’identifier une taupe au service de Nicolas Sarkozy au sein de l’appareil judiciaire.
Six jours plus tard, Eric Dupond-Moretti déposait une plainte pour «abus d’autorité» et «atteinte à la vie privée» après avoir dénoncé les «méthodes de barbouzes» de ceux qui l’ont espionné. Le 6 juillet, l'avocat du Nord était nommé garde des Sceaux, et retirait dans la foulée sa plainte.
Le 15 septembre, l’Inspection générale de la Justice, saisie par Nicole Belloubet lorsqu'elle était encore garde des Sceaux, rendait un rapport de 129 pages concluant que l’analyse des factures détaillées des avocats n’avait rien d’illégal, malgré quelques dysfonctionnements épinglés.
Le 18 septembre enfin, Eric Dupond-Moretti annonçait dans un communiqué saisir à nouveau l’Inspection générale de la Justice d’une enquête administrative à l'encontre des trois magistrats du PNF Patrice Amar, Lovisa-Ulrika Delaunay-Weiss, et leur responsable hiérarchique Eliane Houlette.
«Affaiblir le parquet national financier qu’il a toujours stigmatisé»
Face aux accusations qui se multiplient à son encontre, le ministre de la Justice a affirmé le 8 octobre sur BFMTV que «le conflit d’intérêts, [c'était] quand on est juge et partie». «Moi j’ai été partie, je me suis désisté, et je ne serai pas juge», a-t-il soutenu, tout en demandant qu'on laisse travailler les magistrats «sans pression».
Pas convaincue par les déclarations du garde des Sceaux, Anticor a donc décidé de saisir la CJR, seule instance habilitée à juger les ministres pour des délits commis dans le cadre de leurs fonctions. Elle a justifié sa plainte en ces termes : «Avant d’être nommé ministre, Eric Dupond-Moretti a porté plainte. […] Même si cette plainte a été retirée entre-temps, il a toujours un intérêt moral personnel dans le résultat de l’enquête déontologique qu’il a dirigée contre des magistrats l’ayant personnellement visé».
L’association a joint à cette plainte un article de Paris-Match daté du 5 août dernier intitulé «Vacances amoureuses sur la Côte-d’Azur», dans le quel on voit le garde des Sceaux en vacances avec Thierry Herzog, un «pote de toujours» qui se trouve être aussi l’avocat historique de Nicolas Sarkozy. Or, l’ancien président sera jugé le 23 novembre pour corruption dans le cadre de l’affaire Bismuth–Azibert ; et lors de ce procès, l’accusation sera portée par… le PNF. La présidente d’Anticor Elise Van Beneden a rappelé par conséquent que «le ministre [était] le supérieur hiérarchique des magistrats du PNF». Des magistrats qui vont devoir requérir lors de ce procès «contre un homme que tout un chacun sait être le meilleur ami de leur patron».
«Au-delà de cette affaire personnelle, Eric Dupond-Moretti est là pour affaiblir le parquet national financier qu’il a toujours stigmatisé», a quant à lui estimé Jérôme Karsenti, l’avocat d’Anticor.
Haro contre le garde des Sceaux
La Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) s'est également immiscée au cœur de l'histoire, demandant le 8 octobre des «précisions» au ministre sur de «possibles conflits d’intérêts» dans l'affaire du PNF. La HATVP, instance indépendante, est présidée par Didier Migaud, ancien premier président de la Cour des comptes. Celle-ci avait été qualifiée d’«espèce de truc populiste» par Eric Dupond-Moretti en marge d’un procès, lorsqu'il était encore avocat.
En cette même journée du 8 octobre, l'affaire a également débordé dans la sphère politique : Ugo Bernalicis, député de La France insoumise, a lui aussi annoncé sur le plateau de BFMTV porter plainte contre Eric Dupond-Moretti auprès du procureur de la République de Paris pour «prise d'illégale d’intérêts» et «délit d'intimidation de magistrats». Il s’agit pour l’élu du Nord d’un «double conflit d'intérêt» dans l'affaire de l'inspection des trois magistrats du PNF : «Le premier, c'est qu'on a Eric Dupond-Moretti qui lance une inspection, qui ne répond qu'au ministre de la Justice. Par ailleurs, il a été lui-même dans l'affaire des fadettes [...]. Le conflit d'intérêt continue puisqu'il va plus loin dans le disciplinaire alors même que le rapport de l'inspection ne pointe aucune responsabilité personnelle.»