L'Alsace et la Moselle réclament leur droit d'être des départements européens. Définitivement validé par la Commission mixte paritaire (réunissant des parlementaires du Sénat et de l'Assemblée nationale) le 11 juillet, le processus alsacien est déjà bien entamé : les deux départements Bas-Rhin et Haut-Rhin fusionneront en 2021 dans une et même entité, la Collectivité européenne d'Alsace (CEA).
En discussion depuis plusieurs mois à l'Assemblée nationale, le gouvernement avait déjà donné le feu vert aux élus alsaciens en février 2018 pour la création de ce super-département doté de compétences supplémentaires (bilinguisme, tourisme, transport et coopérations transfrontalières). Située dans la même région (Grand Est) que les deux départements susnommés, la Moselle a emboîté le pas en se proclamant le 9 mai, «Eurodépartement», souhaitant par là même s'enrichir de compétences quasi identiques à la CEA. La Moselle est toutefois dans un projet, pour l'heure, uniquement cérémoniel.
Ce sont toujours les mêmes qui vont gagner, c’est-à-dire les collectivités les plus dynamiques
D'aucuns y voient une forme de concurrence entre la Moselle et l'Alsace. La déclaration du président du conseil départemental de Moselle Patrick Weiten (UDI) le 9 mai explique : «Ce qui est bon pour l’Alsace est bon pour la Moselle [...] En Alsace comme en Moselle, on vit l’Europe de façon concrète au quotidien. Il est temps d’adapter notre cadre institutionnel à cette réalité.» Ces évolutions seront clairement facilitées par la réforme des institutions souhaitée par le gouvernement avec l'inscription dans la constitution d'un «droit à la différenciation territoriale».
Tout cela fait aussi corps avec le traité d'Aix-la-Chapelle signé le 22 janvier 2019 par la chancelière allemande Angela Merkel et le président français Emmanuel Macron. Celui-ci prévoit notamment, dans son article 13 du chapitre 4, que «les deux Etats dotent les collectivités territoriales des territoires frontaliers et les entités transfrontalières comme les eurodistricts de compétences appropriées».
Pour le doctorant en histoire et chercheur à l'université de Strasbourg Benoît Vaillot, ce nouvel acte de décentralisation met en «danger l’égalité territoriale et républicaine» : «vu qu’il y a rupture de la loi commune, vu qu’il y a dérogation, vu qu’il y a possibilité de compétences exorbitantes au regard du droit commun, selon le territoire où on se situe, on est en dehors du pacte républicain.»
Le droit à la différenciation : une atteinte à la République indivisible ?
Va-t-on par voie de conséquence vers une France à la carte dans laquelle l'Alsace et la Moselle prochainement, et pourquoi pas demain la Bretagne, la Savoie ou le Pays basque, revendiqueraient chacun leur droit à la différenciation et des compétences particulières ? C'est ce que semble craindre en tout cas Benoit Vaillot, également spécialiste des frontières : «On est dans un jeu de cartes de compétences, les collectivités choisiront, dans le jeu des compétences, celles qui les intéressent. Ce sont toujours les mêmes qui vont gagner, c’est-à-dire les collectivités les plus dynamiques. Il n’y a aucun intérêt pour une collectivité du fin fond de l’Auvergne de demander des compétences particulières, elle n'en aura pas les moyens. En revanche, les territoires métropolitains, eux, vont le faire.»
Pour lui, il suffit de voir la décentralisation à la carte chez nos voisins européens pour constater le risque : «Les politiques régionalistes, on sait ce que ça a donné. L’Italie, qui n’est pas un pays fédéral, est un Etat régionalisé avec des régions qui ont des compétences différentes. Prenons l'exemple de la Vénétie qui a demandé une autonomie fiscale plus grande que les autres régions d’Italie. Concrètement, cela veut dire que la Vénétie ne veut plus payer pour le sud de l'Italie. Là, l’unité nationale est en danger. Un autre exemple est donné avec l’Espagne, où on est au bout de la logique : aucune collectivité n’a les mêmes compétences. Le pays basque a des compétences fiscales largement supérieures à la Catalogne. Celle-ci demande son indépendance. Inversement Grenade demande une autonomie sur d’autres compétences, comme le tourisme. Une asymétrie qui mène à la désunion de la nation.»
Lors des débats à l'Assemblée nationale, la députée de La France insoumise (LFI) Caroline Fiat exprime aussi son inquiétude, à l'image de son intervention devant les députés de l'Assemblée le 25 juin. Elue en Meurthe-et-Moselle, sa région verra donc deux départements, l'Alsace et possiblement la Moselle, se transformer en expérimentation territoriale : «Chers collègues, je vous propose de faire le pari de la République, contre la tentation du repli sur soi, [...] ceux qui crient Alsace sont peut-être moins nombreux que ceux qui crient République une et indivisible», déclare-t-elle, prenant pour référence l'échec du référendum alsacien de 2013 auquel les citoyens de la région étaient invités à répondre s'ils souhaitaient ou non la création d'une Collectivité territoriale d'Alsace, fusionnant le Conseil régional, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin. Le projet avait finalement échoué.
Pour la députée, la création de ces entités européennes peut ouvrir «une brèche dans la République». Pour les défenseurs de la CEA et du droit à la différenciation territoriale, interrogés par RT France, cette critique n'est pas recevable. Elle fait même plutôt sourire le député de La République en marche (LREM) du Bas-Rhin Thierry Michels : «On est dans un pays formidable dans lequel on se plaint en permanence du jacobinisme prédominant – où tout serait décidé à Paris – et, en même temps, quand on dit qu'avec le droit à la différenciation, on entre dans une nouvelle étape dans la décentralisation, là, on entend beaucoup de personnes dire : "Mais on va perdre l’égalité et la fraternité."» «Je leurs réponds que la solidarité c’est permettre à chacun d’avancer, et l’égalité ce n’est pas l’uniformité», poursuit-il, en affirmant que cette fusion de départements dans une Alsace unifiée est surtout «un signal» et «un symbole fort».
L’unité de la nation ne passe pas automatiquement par l’unicité
«Nos identités régionales existent encore. Les Français y sont attachés et je pense qu’il n’y a aucun risque pour l’unité de la nation», revendique aussi le député Les Républicains de Bas-Rhin Laurent Furst. «Si La France est un grand fer à repasser, que rien ne doit dépasser nulle part et que tout doit ressembler à tout, je pense qu’elle s’appauvrira considérablement», assume-t-il.
Son collègue LR du Bas-Rhin, Patrick Hetzel, ne pense pas différemment, se référant à un avis du conseil d'Etat du 21 février 2019 favorable à la création d'une collectivité d'Alsace : «Si les spécificités sont basées sur le terroir, sur un territoire, non seulement ce n’est pas anticonstitutionnel mais c’est même de bonne administration, cela veut dire qu’on prend en considération ces spécificités pour les adapter aux politiques publiques. Une adaptation des politiques publiques n’est pas contraire au principe d’unité.» Pour lui, «l’unité de la nation ne passe pas automatiquement par l’unicité». Pour les députés favorables à la CEA, il n'y a rien de révolutionnaire puisque des collectivités, comme les départements Outre-mer, possèdent déjà des dispositions spécifiques liées à leur territoire.
Les députés Les Républicains du Bas-Rhin Patrick Hetzel et Laurent Furst ne cachent d'ailleurs pas leur petite déception. Eux auraient aimé que l'Alsace se dote également de compétences régionales. Le gouvernement, par l'intermédiaire de la ministre des collectivités territoriales, Jacqueline Gourault a exprimé son refus : l'Alsace restera dans le Grand Est comme un département. Patrick Hetzel regrette en outre que cette collectivité soit davantage dans la «coordination et l'animation» des actions publiques et ne pourra finalement que très peu «décider».
La CEA pourra imposer une taxe sur les poids lourds
Dès lors, la création de la CEA est-elle simplement symbolique ? «Les compétences sont à portée limitée mais pas inintéressantes», reconnaît Laurent Furst. Parmi les compétences accordées, qui étaient auparavant étatiques, la CEA prendra par exemple possession de ses routes nationales et autoroutes non concédées. En devenant propriétaire, la CEA pourra ainsi mettre en place une taxe sur les poids lourds. L'élue LFI Caroline Fiat exprime ses doutes à ce sujet le 25 juin : que se passera-t-il si la France souhaitait se doter d'une ecotaxe ? L'Alsace pourra-t-elle faire valoir son droit à la différenciation pour appliquer sa propre taxation ?
Néanmoins, l'instauration d'une taxe poids lourds est un point crucial pour ces élus du Bas-Rhin. Les élus de Moselle espèrent d'ailleurs en faire de même lorsque ce département sera reconnu juridiquement comme un eurodépartement.
Les élus alsaciens s'offusquent en effet de voir les camions privilégier massivement les routes alsaciennes pour échapper à la taxe poids lourd mise en place par l'Allemagne en 2005, la LKW Maut. Le trafic routier est alors devenu dense sur le territoire, notamment sur l'A35, créant un problème pour le quotidien des locaux, en termes d'embouteillages et de pollution. «Trois présidents, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, et François Hollande ont vu les camions passer et personne n’a trouvé de solution», regrette Thierry Michels. «En instaurant une taxe égale, les camions auront logiquement plus tendance à repartir du côté allemand, étant donné que le trajet est, de l'autre côté du Rhin, un peu plus court», espère également Laurent Furst. Celui-ci assure par ailleurs que les recettes perçues au titre de la nouvelle taxe seront «affectées au développement de systèmes ferroviaires transnationaux, en rouvrant des voies de chemins de fer abandonnées entre la France et l’Allemagne.»
La coopération transfrontalière : vers une simplification des échanges ?
Si l'Alsace a son regard vers le Land du Bade-Wurtemberg, la Moselle, en cas d'officialisation de sa différenciation, aura, pour sa part, une vue vers la Sarre.
Thierry Michels voit là une chance pour harmoniser certaines législations comme sur les demandes de stage et les échanges scolaires : «L'ancien président du conseil régional d'Alsace Adrien Zeller m’expliquait que lorsqu’il voulait envoyer des collégiens en Allemagne en Bade-Wurtemberg, il fallait faire signer 27 papiers quand les Allemands, eux, n’en signaient que neuf pour venir en France. On se demande pourquoi les Allemands n’en n’ont que neuf, et c’est déjà beaucoup. 27 c’est impossible.» «On met tellement de bâtons dans les roues aux enseignants favorables aux échanges que ça décourage les moins motivés», souligne le député LREM.
Thierry Michels confesse toutefois que la CEA ne sera qu'un outil, et que la responsabilité incombera bel et bien aux acteurs locaux pour s'emparer de cette impulsion politique afin de «dépasser les réticences de l’administration».
Pour Laurent Furst, la fusion de deux départements en une collectivité permettra d'ailleurs des discussions simplifiées avec le partenaire allemand, en particulier le voisin du Land du Bade-Wurtemberg : «Aujourd'hui, quand nos amis allemands viennent, il y a le représentant du Land. De notre côté, nous avons le représentant du département, de la région, de la métropole de Strasbourg (si c’est elle qui est concernée), et le préfet ou son représentant qui parle au nom de tous. Ce qui, pour nos amis allemands, est une lecture un peu complexe. Demain, nous aurons une collectivité unique qui parlera d’une voix unie.»
On n’a pas besoin de ce droit à la différenciation territoriale pour faire de la coopération transfrontalière
Laurent Furst voit dans cette simplification, «un grand progrès», Patrick Hetzel insiste que le choix d'un seul interlocuteur, celui du président de la nouvelle collectivité, «a du sens». «D’ailleurs c’est ce que réclamait les Allemands depuis un certain temps», admet-il. Patrick Hetzel défend que, désormais, les Alsaciens auront «des leviers pour faciliter des actions sur lesinfrastructures routières et éventuellement ferroviaires» entre les deux pays.
L'agrégé d'histoire Benoit Vaillot est quant à lui dubitatif : «Mais on n’a pas besoin de ce droit à la différenciation territoriale pour faire de la coopération transfrontalière, elle existe déjà. Il y en a partout. Strasbourg n’a pas attendu le droit à la différenciation territoriale pour faire par exemple passer un tram jusqu’en Allemagne.»
Pour Thierry Michels, le signal de la CEA sert avant tout à encourager «les fonctionnements en réseau pour trouver des solutions en commun». «Le projet est porté par l’exécutif local, le parlement français et le gouvernement pour montrer une ouverture européenne», appuie-t-il en reconnaissant que le nom CEA –Collectivité européenne d'Alsace – donne, en conséquence, «une impulsion et une ambition».
La compétence dans le bilinguisme : encore du flou
Parmi les autres compétences pouvant porter polémique, la CEA aura la carte du bilinguisme. La collectivité pourra recruter elle-même des intervenants pour enseigner l'allemand dans des cours complémentaires et optionnels. Si la collectivité pourra directement agir sur le collège, d'aucuns espèrent ensuite une mise en place de ces options au lycée et en primaire. Le député Patrick Hetzel attend que cette promotion de la langue allemande profite en outre à l'apprentissage de la langue alsacienne, «variante de la langue allemande standard». Pour le parlementaire LR, il y a effectivement un enjeu à ses yeux, majeur, avec la compétence du bilinguisme : «Il faut qu'on inverse la tendance, qui existe maintenant depuis trois décennies, avec un nombre de locuteurs en alsacien en baisse inexorable». Toutefois, une question se pose : quel sera le type de contrat pour ces enseignants ? Seront-ils contractuels ou sous le statut de fonctionnaire de la nouvelle collectivité ? Thierry Michels évoque la possibilité d'un «conventionnement» entre la CEA et l'Etat.
L'Alsace et la Moselle ont-elles une ambition cachée ?
Hormis la Corse, le super-département Alsace sera vraisemblablement le premier à disposer de compétences élargies en métropole. Pour Benoit Vaillot, ces nouvelles entités répondent en réalité à «une logique néolibérale, celle du désengagement de l’Etat». Pour lui, «l'Etat envoie un message en disant : "Les collectivités savent mieux gérer certaines compétences ? Très bien, qu’elles le fassent et qu’elles se débrouillent !" Les élus locaux saisissent alors l’occasion pour sauter dessus et renforcer leur emprise territoriale, leur pouvoir».
Quoi qu'il en soit, un consensus se dessine dans les positions exprimées par de nombreux opposants ou les partisans interrogés sur la CEA : si l'Alsace ou la Moselle ont ce besoin de reconnaissance territoriale, la cause viendrait d'une décision politique prise sous la mandature de François Hollande avec la création de super-régions par la loi NOTRe de 2015. Ainsi, des territoires se sont retrouvés administrativement de force unis, malgré la distance les séparant, la loi NOTRe faisant fi de toute réalité géographique et historique, éloignant logiquement l'élu régional de l'administré.
Le député du Bas-Rhin LR, Laurent Furst n'y va pas par quatre chemins pour qualifier la réforme des régions du gouvernement socialiste : «En tant qu'Alsacien, on s'est senti humilié. Croyez-moi, cela a été brutal, cela a été violent. Vous savez les Alsaciens ne manifestant pas, ne cassent pas, ne protestent pas mais la douleur est toujours là.» Les nouvelles collectivités «permettront de rééquilibrer ces grandes régions», se réjouit le macronien Thierry Michels.
«On nous a mis dans la même région que la région Champagne-Ardenne, qui est magnifique et que nous ne critiquons absolument pas, mais quels sont les liens de solidarité entre l’Alsace et la Champagne-Ardenne ? Pas plus qu’avec l’Aquitaine, voyez-vous», justifie Laurent Furst.
La réalité c’est que l’Europe des régions existe
Conséquence : à forcer les territoires à se fondre dans un ensemble, globalement jugé comme incohérent, les élus de l'Alsace comme de Moselle ne vont-il pas préférer regarder de l'autre côté de la frontière pour engager des mécanismes de solidarité politique, au détriment de la solidarité nationale ?
«C'est un fantasme parisien, on reste très français et attaché à la France», réplique Laurent Furst qui avoue toutefois : «Tous les jours en me levant, je vois la Forêt-noire [en Allemagne], je ne vois pas Paris.» «En même temps, il est vrai que notre économie, l’histoire de la langue, l’histoire de la proximité, fait que nous sommes très proches, non pas de l’Allemagne mais du Bade-Wurtemberg, une des régions les plus dynamiques au monde et des deux cantons de Suisse de Bâle-Ville et Bâle-campagne», argumente-t-il. Thierry Michels va dans le même sens : «La réalité c’est que l’Europe des régions existe. C'est aussi lié à la géographie. Personne n’a attendu la CEA pour que des gens commercent activement entre l’Allemagne et la France.»
Le droit à la différenciation n'est-il pas par conséquence une première étape pour créer des entités transfrontalières, prévues par le traité d'Aix-la-Chapelle ?
Patrick Hetzel veut rassurer les citoyens français : «Juridiquement, ce n’est pas ce qui est prévu et ce n'est pas possible. L’objectif c’est en revanche de faire en sorte que de part et d’autre du Rhin, il puisse y avoir une plus grande coopération. L’objectif visé à travers la CEA, c’est de faciliter le travail transfrontalier à la fois sur le plan économique et linguistique.» Mais il nuance sur l’objectif à long-terme, celui de «faire en sorte que les eurodistricts puissent prendre plus d’importance».
Thierry Michels, LREM, n'écarte pas non plus l'hypothèse considérant le projet d'une collectivité transfrontalière comme une vision intéressante «pour effectivement pouvoir traiter des problèmes du quotidien».
La création d'une Alsace réunifiée dans une «collectivité européenne», la proclamation de la Moselle en tant qu'eurodépartement, le droit à la différenciation, la volonté de création d'entités transfrontalières par le traité d'Aix-la-Chapelle, l'ambition sur le long-terme n'est-elle pas celle d'un Etat en train de détricoter la France ?
Bastien Gouly
Lire aussi : Retraite, chômage, PMA pour toutes : Edouard Philippe a lancé l'acte II du quinquennat