Le site d'investigation Mediapart a eu accès à un rapport des gendarmes décrivant l'opération du maintien de l'ordre le 23 mars à Nice au cours de laquelle la militante Attac Geneviève Legay a été blessée lors d'une charge contre les manifestants Gilets jaunes. Selon les militaires répondant au ministère de l'Intérieur, l'usage de la force ce jour-là était «disproportionné». Le rapport, fait savoir Mediapart, indique également que les gendarmes ont refusé de participer à la charge en question, en désaccord avec l'ordre du commissaire de police qui l'a ordonnée.
«Observations sur la mission confiée» annonce sobrement le document transmis par les gendarmes le 25 mars à la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) où sont consignées, à en croire Mediapart, «des divergences sur le dispositif de manœuvre, incompatibilités qui ont conduit le capitaine de gendarmerie à ne pas engager son escadron (près de 70 hommes) dans la charge décidée par le commissaire Rabah Souchi, responsable des opérations.»
Le site précise que les manifestants ne présentaient à ce moment «aucun signe d'hostilité» et que le rapport des gendarmes fait état d'«une foule calme». Un officier de police anonyme avait déjà livré son commentaire à Mediapart à propos de cette charge devenue tristement célèbre : «Il s’agit d’une phase lors de laquelle le dialogue est privilégié car possible si la menace en face est faible. Le but du maintien de l’ordre en France est de ne pas être au contact physique, ce qui est, d’ailleurs, en train d’être remis en question aujourd’hui. L’usage de la force doit répondre entre autres aux principes de nécessité absolue, de proportionnalité et de gradation.»
Il existe des dispositions du code pénal et du code de la sécurité intérieure qui encadrent l’usage de la force : si cet emploi n’est pas justifié, il est illégal
Une vague de refoulement aurait pu être envisagée à ce stade, avec les bâtons souples de défense rangés sur le côté, ainsi que les boucliers qui auraient pu être portés en position latérale et non frontale et les casques éventuellement enlevés. Les ordres reçus ont donc été jugés disproportionnés par l'escadron de gendarmerie. Il s'agit d'un fait exceptionnel.
Un général de gendarmerie contacté par Mediapart abonde : «Il faut toujours garder en tête que le contact avec les manifestants et le recours à la force sont l’ultime réponse. Il existe des dispositions du code pénal et du code de la sécurité intérieure qui encadrent l’usage de la force. Et si cet emploi n’est pas justifié, il est illégal.» Et de souligner qu'il existe «le devoir de désobéir» dans ce type de cas très précis «où l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public», selon le code de déontologie de la police et de la gendarmerie.
Concernant le rapport des gendarmes, l'avocat de Geneviève Legay, Arié Alimi, s'est dit «surpris d'apprendre l'existence d'un tel document» et s'étonne qu'il n'ait «pas été porté à la connaissance des juges d'instruction» en charge de l'affaire.
L'enquête initiale a connu un parcours particulier : dès le 25 mars, soit deux jours après la chute de Geneviève Legay, le procureur de Nice avait affirmé qu'aucun heurt ne s'était produit entre la militante et les forces de l'ordre. Or cette enquête préliminaire avait été confiée à une commissionnaire divisionnaire qui n'était autre que la compagne du commissaire qui avait ordonné la charge (Rabah Souchi). Cette dernière avait en outre participé elle-même à cette opération de maintien de l'ordre. Le procureur avait dû démentir sa propre déclaration le 29 mars et avait ensuite confié l'enquête à trois juges d'instruction. Le dossier sera examiné par la cour de Cassation le 10 juillet.
Quelles conséquences pour les policiers ?
Le 30 mai, le journal Le Parisien révélait la déposition du major de police impliqué dans la chute de Geneviève Legay, document étonnant dans lequel, le fonctionnaire exprimait ses regrets : «Je suis surpris, je pensais sincèrement avoir poussé un homme, je n’ai rien d’autre à dire, c’est malheureux pour Madame Legay.»
Contacté par RT France le 21 mars, un policier du Collectif autonome des policiers d'Ile-de-France avait déjà confié : «Qui devra assumer les conséquences en cas de blessure grave d'un casseur ou d'un manifestant ? La nouvelle doctrine, c'est quoi ? C'est de leur rentrer dedans ? On a des flics frustrés, fatigués et qu'on incite souvent à se désengager et à fuir même... Alors la réplique de fermeté du gouvernement, elle est à double-tranchant pour nous ; nous, les policiers, il va falloir que nous fassions plus attention que jamais, parce que si nous sommes inquiétés par l'IGPN [Inspection générale de la police nationale], le ministre de l'Intérieur ne sera pas là pour nous tenir la main. Le fonctionnaire concerné sera tout seul.»
Joint par RT France le 22 mai, le porte-parole de l'Union des policiers nationaux indépendants, Jean-Pierre Colombies, avait défendu une position similaire à propos de l'affaire du policier renvoyé aux assises pour avoir éborgné un manifestant en 2016 : «Après les manifestations des Gilets jaunes, il y aura des dizaines d'autres cas similaires. Les flics seront comptables de leurs actes et pas [le ministre de l'Intérieur] Christophe Castaner, qui devrait pourtant assumer ses instructions de fermeté. Mais à la limite, les collègues auraient dû y réfléchir avant et faire preuve de discernement lorsqu'ils ont été confrontés à des ordres débiles. Ce ministre a fait sauter toute la préfecture de police de Paris pour se couvrir, vous croyez qu'il va aller défendre des pauvres flicards aux assises ? A titre personnel, je l'ai assez dit sur tous les plateaux où j'ai été invité : l'autorité suprême peut bien donner le feu vert aux policiers d'agir comme certains ont agi, mais l'autorité judiciaire, elle, fait son travail, elle ouvre des procédures et lorsqu'on arrive aux assises, ce sont les jurés qui décideront, là on ne maîtrise plus rien, et le policier risque plus de dix ans de prison ferme.»