France

EHPAD : la rentabilité au mépris de la vie des pensionnaires ?

Cinq personnes sont mortes d’une toxi-infection alimentaire dans un EHPAD du groupe Korian, en Haute-Garonne. Ce drame relance la controverse sur les agissements des maisons de retraite privées, qu'explique à RT le syndicaliste Albert Papadacci.

Le décès foudroyant, le 31 mars, de cinq pensionnaires d'un établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) du groupe Korian, en Haute Garonne, est venu relancer le débat sur la qualité et le prix de la prise en charge des personnes fragiles. Les victimes, âgées entre 76 et 95 ans, sont mortes deux heures après leur dernier repas, d'une toxi-infection alimentaire, comme l'ont confirmé les analyses rendues publiques le 4 avril.

Sept familles de résidents ont porté plainte. Face à la colère des proches des victimes et aux inquiétudes des pensionnaires ainsi que de leur famille, lors de sa visite, le 2 avril, dans l’établissement la Chêneraie de Lherm, la ministre de la Santé Agnès Buzyn a assuré que son ministère allait prendre les dispositions nécessaires afin qu'un tel drame ne se reproduise plus. 

«Nous devons comprendre toutes les circonstances de ce drame pour qu'il ne puisse plus se reproduire. C'est l'engagement que j'ai pris aujourd'hui auprès des résidents et des familles», avait-t-elle déclaré sur place. De son côté, le directeur de l'EHPAD incriminé avait tenu une conférence de presse. Refusant de répondre à certaines questions, son attitude avait interloqué un des journalistes présents. «Nous tirerons les conséquences de ce que nous allons apprendre», avait conclu la ministre, expliquant que l'enquête déterminerait «s’il y a eu défaut de personnel». 

3,3 milliards de bénéfices pour Korian, contre 3 couches par jour pour un pensionnaire

Qu'il soit ou pas responsable du drame, le manque d'effectif est quasi-structurel dans les EHPAD français, dont le coût médian de prise en charge en établissement en 2016 en France s'élevait à 1 949 euros par mois. Chez Korian, ce fleuron de la silver économie française, présent dans cinq pays d'Europe, le défaut de personnel, le burn out, la maltraitance des patients, le manque de soins, de produits d'hygiène, ont été dénoncés dans de nombreux établissements.

De fait, les graves dysfonctionnements dus à la gestion à l'économie sont largement connus, médiatisés, dénoncés, mais les changements tardent à survenir dans ces établissements du secteur privé qui doivent avant tout rentabiliser leurs investissements.

Pourtant, le groupe Korian peut, grâce à sa gestion plus que rigoureuse, et ses prix plus élevés que certains de ses concurrents, s’enorgueillir d'un chiffre d’affaires en constante progression, qui a atteint 3,33 milliards d'euros en 2018. En parallèle, les trois repas d'un pensionnaire de ses établissements ne doivent pas dépasser cinq euros par jour...

«Je travaille depuis 12 ans, c’est la première fois que des décès par intoxication alimentaire surviennent. C’est très rare, mais quelque chose a gravement dysfonctionné», explique à RT France Albert Papadacci, délégué syndical CGT à Korian et cuisinier en EHPAD. Il note que les contrôles très sévères auxquels les cuisiniers sont astreints leur épargnent des drames de ce type.

Des économies drastiques en Ehpad, au détriment des pensionnaires

Il reste toutefois nettement moins formel sur les autres missions de ces maisons de retraite privées, malgré des tarifs mensuels de séjour parfois exorbitants. Albert Papadacci se félicite que le groupe Korian ne soit pas astreint, comme les groupes chinois par exemple, à des profits immédiats, mais vise plutôt une rentabilité à long terme. 

«C'est bien, mais ça ne dispense pas la société de devoir atteindre des objectifs. Elle verse entre 30 et 50 millions de dividendes à ses actionnaires chaque année», note le syndicaliste. Il remarque en outre que pour subsister, Korian doit avaler d'autres entreprises. «Il faut dégager beaucoup d'argent pour investir. On a racheté des groupes, en Espagne, le groupe Oméga pour s’agrandir, ce n’est pas gratuit...», explique-t-il. «Bien sûr, les frais de structure, la masse salariale coûtent très cher mais nous sommes avant tout gérés par des financiers, qui sont là pour satisfaire les actionnaires et permettre les investissements. Jean Arcelin, ancien directeur d'EHPAD, qui a sorti un livre sur le sujet, se plaignait qu'il faille 50% de rentabilité, qu'on prend sur le reste à charge du résident», ajoute-t-il. 

On ne fait pas de l'humain avec du fric

«Il faudrait se pencher dans ces frais, pour savoir quelles sont les marges», explique le syndicaliste qui dénonce le paradoxe initial : «On ne fait pas de l'humain avec du fric.» «On réclame un service public pour les personnes âgées, mais actuellement en France, on assiste à une déstructuration totale des services publics durant le mandat de Macron. Le privé lucratif en profite pour s’imposer, et il va finir par tout prendre en charge», dénonce-t-il.

«Je pense que Sophie Boissard, la directrice générale de Korian, a le souci de bien faire mais entre le siège social et les 380 établissements du groupe, il y a un ventre mou et les bonnes intentions se perdent. Les directeurs doivent gérer les lignes budgétaires et surveiller le taux d’occupation qui leur amène des subventions. Alors ils ne font pas le tour des établissements», observe le syndicaliste. Il trouve la nouvelle génération de directeurs déconnectée des réalités du secteur. «C'est très bien que des jeunes arrivent. Ils sont bardés de diplômes, mais malheureusement, ils n'ont aucune notion de ce qu’est le social, il y a un blocage. On leur parle social, ils nous répondent chiffres», constate-t-il.

Les directeurs doivent gérer les lignes budgétaires et surveiller le taux d’occupation qui leur ramène des subventions. Alors ils ne font pas le tour des établissements

L’histoire récente du groupe Korian est émaillée de divers scandales, qu'il s'agisse de maltraitance envers les personnes âgées ou même de décès. En janvier 2017, 13 patients étaient morts emportés par une épidémie de grippe dans une de leurs maisons de retraite à Lyon. En octobre 2017, 16 salariés sur 60 d'un EHPAD de Haute-Garonne s'étaient mis en grève pour pour dénoncer un manque d'effectifs et de mauvaises conditions de travail. Une autre polémique avait éclaté lorsqu'Hella Kherief, une aide-soignante de Marseille devenue lanceuse d'alerte, avait alerté dans l'émission Envoyé Spécial sur les conséquences fâcheuses du sous-effectif chronique d'un Ehpad du groupe Korian.

Trois couches par jour seulement par résident, repas pesés au gramme près par souci d'économie, une seule employée par nuit pour porter assistante à 50 résidents... l'émission avait suscité l'indignation générale.

Depuis, Hella Kherief a été licenciée et, malgré le scandale, rien n'a changé. «Quand on retourne dans les établissements, il y a eu des aménagements mineurs, mais j'ai retrouvé les mêmes cahiers de doléances. Les revendications des employés ne sont même pas des augmentations de salaires, mais de meilleures conditions de travail, des horaires qui tiennent la route, des replacements à 100% sinon ça fait un surcroît de travail pour les autres. Mais cela, les directeurs ne l'entendent pas. Ils ont la hantise de la ligne budgétaire de la subvention, du taux d’occupation», dénonce Albert Papadacci. La silver economie tenue par de grands groupes carnassiers n'a pas fini de broyer ses fragiles victimes aux cheveux blancs.

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