Le format n'était pas des plus classiques pour des vieux routards de la politique. Le 18 février, 10 ministres et secrétaires d'Etat se sont présentés devant une communauté de joueurs de jeux vidéo, pour débattre en direct sur plusieurs sujets liés au grand débat national. Une émission qui a duré près de 11 heures sur Twitch – plateforme appartenant à Amazon et adulée par les joueurs de jeux vidéo en ligne. Le débat était aussi retransmis en direct sur YouTube et Facebook.
Les politiques jouent aux jeunes
Parmi les membres du gouvernement présents, le Premier ministre Edouard Philippe a tant bien que mal usé de quelques expressions issue d'un registre auquel il est peu habitué, évoquant les «potes» de son fils, ou lançant : «On ne va pas me raconter de caramel.»
Pour Edouard Philippe, cette démarche avait néanmoins du sens. «[La jeunesse] contrairement à ce qu'on dit, s'intéresse à la politique, dans d'ailleurs plutôt ce qu'elle a de plus noble, pas forcément les cuisines électorales et les stratégies partisanes», a de fait affirmé le Premier ministre aux journalistes après son intervention, ajoutant que le faible nombre de jeunes dans le grand débat était «problématique». D'ailleurs, le gouvernement n'avait pas caché son plan communication à destination des jeunes, peu avant l'initiative : «Le but est de toucher un public jeune (18-35 ans) qui est moins impliqué dans le Grand Débat mais qui est familier de la plateforme Twitch et des animateurs». Des ministres qui n'ont ainsi pas hésité à communiquer largement sur les réseaux sociaux avant, pendant et après l'exercice.
Dans l'exercice des formules se voulant jeunes, c'est Sébastien Lecornu qui a semblé l'un des plus à l'aise. Ce dernier a accumulé les petites phrases telles que «c'est complètement fake» ou «il n'y a pas de lézard».
Mi-troll mi-débat
Pourtant, difficile de ne pas remarquer que de nombreuses questions sur le chat (souvent l'œuvre de trolls), étaient humoristiques ou peu liées aux problématiques du grand débat national. Edouard Philippe a par exemple eu droit à un commentaire flatteur sur son physique : «Monsieur Edouard Philippe, je n'ai pas de question particulière mais je tiens à vous dire que la luisance de votre crâne est absolument somptueuse.» Les membres de l'exécutif n'ont néanmoins pas pu observer toutes les questions puisqu'ils tournaient le dos à l'écran où elles défilaient.
Parmi les ministres présents, on peut relever l'absence de quelques cadres. Alors que la question sociale, fiscale et celle des services publics sont au cœur de la problématique des Gilets jaunes, ni le ministre de l'Action et des Comptes publics Gérald Darmanin, ni le ministre de l'Economie Bruno Le Maire n'étaient là. La question économique a pu toutefois être assurée par le secrétaire d'Etat auprès du ministre de l'Action et des Comptes publics, Olivier Dussopt.
Un énième exercice de communication ?
Depuis le lancement du grand débat national, nombreux sont ceux qui dénoncent une campagne électorale déguisée, en vue des européennes en mai prochain, ou simplement une vaste opération de communication. A l'issue du débat sur Twitch, certains internautes ont ressenti la même frustration. Un internaute a par exemple épinglé le propos du ministre de l'Ecologie François de Rugy qui a annoncé lors de son intervention : «On ne va pas reculer sur la fermeture des centrales à charbon. On va le faire.» Sur le même sujet, le Canard enchaîné révèle en effet, comme le souligne cet internaute, que le gouvernement avait acté «une promesse intenable» : la fermeture des centrales à charbon.
Les animateurs du débat, des youtubeurs pour la plupart, ne se sont pas toujours montrés très offensifs face aux responsables politiques.
Le média en ligne Thinkerview, spécialisé dans les interviews politiques long format, a dénoncé la présence de Hugo Travers ou Jean Massiet, qui seraient, selon la plateforme, plus proches de la communication politique que du journalisme. Les deux youtubeurs ont déjà co-animé une émission de débat en partenariat avec Public Sénat.
Usul a certainement été l'un des plus directs vis-à-vis des intervenants. Il a tenté d'interpeller le ministre chargé de la Ville et du Logement Julien Denormandie sur l'affaire Alexis Kohler, ce proche d'Emmanuel Macron et secrétaire général de l'Elysée soupçonné de conflit d'intérêts pour ses navettes entre le privé et le public, ce que l'on nomme dans le jargon politique le «pantouflage». Sa question piquante, l'une des premières après cinq heures de débat d'après Konbini, a surpris Julien Denormandie, qui a rétorqué, évitant d'aborder le fond : «Je trouve ça malheureux [...] Dans un débat hyper précis sur plein de sujets qui concernent le quotidien, vous en faites des attaques, notamment des attaques ad hominem, sur un certain nombre de personnes.» Et de poursuivre : «Quand on dit, la classe politique, elle est pourrie, et bien allez chiche, engagez-vous ! Moi j'ai fait ce choix-là», a-t-il ajouté.
Bien qu'aucune grande annonce n'ait été faite et que le débathon ait été surtout marqué par sa longueur, le gouvernement peut se rassurer d'une chose : les scores de visionnage étaient plutôt bons avec un total de près d'un million de vues selon l'AFP, près de 100 000 vues ce 21 février au matin, selon les vues cumulées sur le compte YouTube de HugoDécrypte, l'un des youtubeurs présents lors du débat et la vidéo diffusée sur Twitch. Le média Numerama, spécialisé dans le domaine du numérique ,écrit que «dès 9h, on comptait plus de 6 000 spectateurs en direct, rien que sur Twitch, ce chiffre a ensuite augmenté, pour rester autour des 7 200 toute la journée».
Si en France, le débat sur Twitch n'a eu que peu de retentissement dans la presse, certains journalistes à l'étranger y ont consacré des articles. C'est notamment le cas du New York Times, qui analyse le format choisi pour le débat. Selon le journaliste américain à l'origine de l'article, l'exécutif aurait par là tenté d'investir le terrain plébiscité par les Gilets jaunes, à savoir les réseaux sociaux et les plateformes numériques. Un résultat pourtant bien éloigné des retransmissions en direct comme celles de Brut, citées dans l'article du journal américain.