Plus de 150 000 euros par an : c'est ce que gagnaient pas moins de 150 cadres de Bercy en 2015, soit davantage que le chef de l'Etat. Des révélations comme celles-ci abondent dans le livre du journaliste de L’Obs Vincent Jauvert, Les Intouchables d’Etat, bienvenue en Macronie, (Robert Laffont) qui a longuement enquêté sur 600 hauts fonctionnaires. Il y dévoile tout des salaires exorbitants, des conflits d’intérêt, des collusions public-privé qui nuisent à l'Etat et dont l'arrivée au pouvoir d'Emmanuel Macron est loin de signer la fin. Un voyage choquant au sein de l'élite administrative biberonnée à l'ENA.
Les «REM 150», pour rémunération 150 000 euros par an
François Hollande avait décidé en mai 2012 de diminuer son salaire de 30%, le portant à 150 000 euros par an et d’attribuer la même somme annuelle au Premier ministre. A la suite de cette décision, Bercy a souhaité rédiger un document interne établissant le recensement de ses hauts fonctionnaires les plus payés. Ce document a fini par tomber entre les mains de Vincent Jauvert.
Parmi les 150 cadres du ministère de l’Economie et des Finances qui gagnent plus que le chef de l’Etat, le trésorier-payeur général d’Ile-de-France, directeur régional des finances publiques, a gagné 255 579 euros nets, soit 21 298 euros nets mensuels en 2015. Au total, pas moins 104 administrateurs généraux sont mentionnés dans le document, ce qui fait des finances publiques l'un des secteurs de la haute administration d'Etat les plus lucratifs.
Les grands directeurs et chefs de service empochent aussi des salaires mirobolants, plus importants que ceux du privé pour le même type de poste. On note aussi des incongruités, comme l'apparition dans ce document d'un mystérieux contractuel, rémunéré 181 395 euros en 2015 par le cabinet de l’Economie en 2015... Celui d'Emmanuel Macron. Qui est-il et pour quelle tâche a-t-il perçu cette rémunération ? Le journaliste n’a pas pu le déterminer.
La «République des avocats d’affaire» et la collusion public-privé
Outre ces rémunérations particulièrement élevées du service public, Vincent Jauvert révèle certaines pratiques de hauts fonctionnaires, dont les allers-retours entre le public et le privé les placent dans des situations aussi problématiques que susceptibles de constituer des conflits d'intérêt. Interrogé sur l'émission de France 3, Le Grand Soir, il explique le phénomène : «Les hauts fonctionnaires de Bercy deviennent conseillers fiscaux pour des grands groupes privés parce qu'ils connaissent les faiblesses des lois fiscales qu'ils ont souvent eux-mêmes écrites.»
Dans ce mariage arrangé entre le public et le privé, une véritable caste s'est formée et se taille la part du lion : celle des avocats d’affaires. Pour remporter des marchés publics, les grandes entreprises doivent convaincre leurs interlocuteurs :la Commission européenne, les cabinets ministériels, les députés… Les avocats d’affaires et les lobbyistes, très souvent recrutés parmi les hauts fonctionnaires, leur sont pour cela d'une aide précieuse. Nicolas Sarkozy a ainsi été avocat d’affaires pour Bouygues ou Servier, Jean-François Copé a exercé au sein du cabinet Gide-Loyrette-Nouel. L’auteur épingle le Premier ministre Edouard Philippe, qui a coché toutes les cases de ce parcours professionnel où privé et public s'entremêlent intimement. Vincent Jauvert le décrit comme «le plus emblématique, conseiller d'Etat, énarque devenu avocat d'affaires et directeur des affaires publiques d'Areva».
Quant à l'actuel porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, il a été successivement lobbyiste, puis affecté au ministère de la Santé, puis missionné dans le privé en 2014 chez Unibail Rodenco. Vincent Jauvert est d'ailleurs parvenu à identifier la mission confiée à Benjamin Griveaux pendant cette période : «contrôler que personne, au ministère des Finances ou au Parlement, ne propose d’abolir une niche fiscale favorable [à son entreprise]». Là encore, la limite entre sphères de l'Etat et entreprises privées semble bien mince.
Pourtant, Emmanuel Macron avait à l’époque de la campagne présidentielle fustigé «les hauts fonctionnaires qui se sont constitués en caste» et souhaitait abolir leurs «protections hors du temps». Alors qu'aucun projet concret en ce sens n'a encore été évoqué par l'exécutif, l’auteur pense qu'une rupture avec ces pratiques passera avant tout par une réaction des citoyens motivée par une exaspération croissante. «Ca va changer : les Français n'en peuvent plus. Il est temps de moraliser la haute fonction publique», estime-t-il.