Quoi qu’on pense de Frédéric Bonnaud, le directeur de la Cinémathèque française, on ne pourra que louer sa constance. Parce qu'il a organisé la rétrospective Roman Polanski, inaugurée le 30 octobre 2017 à Paris, et invité le réalisateur aux festivités, il a essuyé un torrent de critiques, une pétition et une manifestation. Qu'importe, il a continué à se poser en défenseur opiniâtre et acharné du cinéaste. Quelques mois plus tard, en janvier 2018, Frédéric Bonnaud continue à s’ériger en défenseur de réalisateurs controversés, même s’ils sont visés par des plaintes pour viol ou agressions sexuelles. Dans une interview au ton offensif parue le 3 janvier 2018 dans le magazine dédié au cinéma Première, le directeur dénonce des «amalgames» et parle de «maccarthysme».
Dans cet entretien, l’ancien directeur de la rédaction des Inrocks, nommé à la tête de la vénérable Cinémathèque française en décembre 2015, se plaint avec véhémence de devoir «s'autocensurer en permanence». Il estime «scandaleux» que son établissement ait dû reporter la rétrospective Jean-Claude Brisseau – un cinéaste réputé pour son œuvre cinématographique traitant souvent du désir féminin – qu'il comptait organiser.
«Brisseau a commis des choses répréhensibles, il a été jugé, condamné et il a purgé sa peine», explique-t-il en guise de satisfecit. Ce réalisateur français a été condamné par le tribunal correctionnel de Paris le 15 décembre 2005 à un an de prison avec sursis et à 15 000 euros d'amende pour harcèlement sexuel sur deux actrices, lors d'auditions pour son film Choses secrètes. Et en décembre 2006, il a été condamné en cour d'appel pour agression sexuelle sur une troisième actrice. La cour avait détaillé son modus operandi, retranscrit par le critique Didier Jacob sur son site : «Dans la chambre, BRISSEAU Jean-Claude lui avait demandé d’atteindre l’orgasme et, pour la première fois, il n’avait pas filmé cet "essai", lui disant que c’était inutile. Lui, s’était allongé sur le lit et s’était masturbé devant elle, ce qu’il avait déjà fait les fois précédentes, lors de scènes tournées à plusieurs.»
Frédéric Bonnaud fait néanmoins valoir la réussite artistique du réalisateur : «Il a réalisé quatre films depuis le jugement, dont certains ont bénéficié de l'avance sur recettes, il a obtenu le Léopard d’Honneur à Locarno, doit-on faire comme si ça n’existait pas ?»
Quant à Roman Polanski, il est selon Frédéric Bonnaud le bouc émissaire de circonstance en pleine affaire Weinstein.
Concernant les événements organisés par la cinémathèque en lien avec ces cinéastes controversés, il reprend les propos du Metropolitan Museum de New York, ne souhaitant pas censurer une œuvre du peintre Balthus jugée pédophile par de nombreux journalistes et internautes : «Notre mission est de collecter, d’étudier, de conserver et de présenter des œuvres d’art significatives de toutes les époques et de toutes les cultures».
Une interview pour Mediapart qui avait fait scandale
Dans l’interview à Première, Frédéric Bonnaud évoque la vidéo de novembre 2017, par laquelle la polémique avait enflé : une entrevue de lui-même avec deux confrères de Mediapart, Lénaig Bredoux et François Bonnet. «J’étais seul face à deux journalistes expérimentés, deux amis mais très éloignés de notre position et dont j'ai découvert avec effarement qu'ils semblaient prêts à croire par principe toutes les accusations proférées contre Roman Polanski, même les plus tardives et les plus loufoques !», commente-t-il.
Dans cet entretien, les arguments avancés par Frédéric Bonnaud avaient consterné ses deux intervieweurs. La libération de la parole via les réseaux sociaux ? «Est-ce qu’elle ne s’accompagne pas à un moment d’un véritable choc totalitaire et d’un retour à l’ordre moral sous les ordres de véritables ligues de vertu ?», interrogeait-il. «On parle de crimes et délits», a rétorqué François Bonnet avec un rire gêné.
Frédéric Bonnaud a ensuite affirmé qu’on ne pouvait imputer à Roman Polanski «aucun geste déplacé depuis 30 ans, pas la moindre plainte contre lui depuis 67». «Mais dix femmes dans différents pays accusent Roman Polanski d’agressions sexuelles», a répliqué Lénaig Bredoux. Les journalistes lui ont de plus expliqué que le cinéaste était passible de poursuites judiciaires. Frédéric Bonnaud a rétorqué que le réalisateur avait «plaidé coupable de certains chefs d’accusation qui ne sont pas le viol».
En 1977, Roman Polanski avait d'abord été inculpé pour fourniture de substances réglementées à une mineure, actes obscènes ou lascifs sur un enfant de moins de 14 ans, relations sexuelles illégales, viol par usage de drogue, perversion et sodomie. Il avait plaidé non coupable. Mais à la suite d'un accord avec le procureur, le réalisateur avait accepté de plaider coupable pour le seul chef d'accusation de «relations sexuelles illégales». Les autres accusations avaient été abandonnées. Apprenant que le juge semblait avoir changé d'avis et qu'il risquait une peine de prison de 50 ans, Roman Polanski avait décidé de fuir à Paris, le 31 janvier 1978.
Une rétrospective contestée par 37 000 personnes
Avant cela, Frédéric Bonnaud s’était aliéné les bonnes grâces de deux associations féministes, Osez le féminisme et La Barbe, indignées par la rétrospective Roman Polanski . «C'est de culture que nous avons soif, pas de culture du viol», pouvait-on lire dans une pétition lancée par la militante d’Osez le féminisme, Laure Salmona, réclamant le retrait de la rétrospective des films du cinéaste franco-polonais et qui a recueilli plus de 37 000 signatures. Une manifestation avait eu lieu en face de la Cinémathèque le 30 octobre.
Le Conseil d’administration de la société des réalisateurs de films (SRF) était monté au créneau le 10 novembre 2017. Il avait publié un texte faisant remarquer que l’institution, en «mettant à l’honneur à quelques semaines d’écart deux auteurs condamnés pour crimes sexuels, puis en n’en reportant qu’une [rétrospective Jean-Claude Brisseau] sur les deux» lui semblait contribuer à «initier puis hystériser un débat auquel elle [n’apportait] hélas aucune perspective». Le Conseil d’administration de la SRF a fait savoir qu'il regrettait la ligne de défense de la Cinémathèque, «arguant de l’éternel retour à l’ordre moral», qui lui semble «déconnectée des vrais enjeux». Le texte a été signé notamment par les cinéastes Jacques Audiard, Bertrand Bonnello, Cédric Klapisch ou Catherine Corsini.