Les conclusions du rapport de la commission d'enquête «relative aux moyens mis en œuvre par l'Etat pour lutter contre le terrorisme» ne sont pas seulement accablantes pour les services de renseignement français dont elles pointent les dysfonctionnements.
La commission a aussi auditionné quelque 190 personnes pendant plus de 200 heures au cours des cinq derniers mois : fonctionnaires de police, témoins, parents et proches des victimes... Et certains témoignages concordent pour corroborer ce qui n'était qu'une «rumeur complotiste», à savoir que les assaillants du Bataclan se seraient livrés sur leurs victimes à des actes de barbarie.
On m'a dit qu'on lui avait coupé les testicules, qu'on les lui avait mis dans la bouche et qu'il avait été éventré
Ainsi de ce père d'une victime du Bataclan, témoignant devant la commission et qui relate comment une psychologue lui a présenté son fils à l'Institut médico-légal de Paris : «La seule partie montrable de votre fils est son profil gauche». J’ai constaté qu’il n’avait plus d’oeil droit. J’en ai fait la remarque ; il m’a été répondu qu’ils lui avaient crevé l’œil et enfoncé la face droite de son visage, d’où des hématomes très importants que nous avons pu tous constater lors de sa mise en bière», est-il consigné en page 441 du rapport de la commission mis en ligne sur le site de l'Assemblée.
Des témoignages d'atrocités concordants malgré le démenti des officiels
Le président de la commission se tourne alors vers les hauts-gradés et les officiels, en l'espèce Michel Cadot, préfet de police de Paris, haut-fonctionnaire directement sous les ordres du ministère de l'Intérieur et nommé par l'Etat – une particularité française depuis Napoléon Bonaparte – ainsi que François Molins, procureur de la République de Paris, nommé par décret simple du président de la République comme tous les procureurs en France, et enfin Christian Sainte, le patron de la police judiciaire de Paris, venu de Marseille pour succéder à Bernard Petit mis en examen pour des soupçons de fuites dans une affaire de corruption.
Ces trois hauts-fonctionnaires, qui n'ont pas pénétré dans le Bataclan avec les premiers policiers présents sur le terrain, sont unanimes pour ne rien voir qui puisse prouver les témoignages de sévices. Georges Fenech, le président de la commission parlementaire, demande ainsi au patron du 36 quai des Orfèvres :
François Molins, pour sa part, disqualifie le témoignage du père, parlant de «rumeurs» et Michel Cadot fait valoir qu'il n'a été «trouvé sur le site aucun couteau ni aucun engin tranchant qui aurait permis ce type de mutilations [...] Autrement dit, les blessures que décrit ce père peuvent aussi avoir été causées par des armes automatiques, par les explosions ou par les projections de clous et de boulons qui en ont résulté», faisant de l'absence de preuve... la preuve de l'absence de blessures infligées à l'arme blanche. Pour ces hauts-fonctionnaires, les mutilations restent le résultat des armes à feu des terroristes.
Mais les témoignages des rescapés et des témoins se trouvent malgré tout corroborés et recoupés par d'autres, moins évasifs. Dans une audition de la commission du 21 mars, retranscrite en pages 355 et suivantes du rapport, ce sont pas moins de cinq policiers en uniforme confrontés à la tragédie en direct qui témoignent. Parmi eux, un brigadier-chef de la BAC, désigné par les initiales M.T.P., bien présent lui sur les lieux le 13 novembre, confronté aux terroristes à l'une des issues du Bataclan passage Saint-Pierre-Amelot, dit avoir alors entendu des gens «gémir» :
Au député membre de la commission d'enquête Alain Marsaud qui lui demande alors si les actes de torture ont bien été perpétrés au deuxième étage, le fonctionnaire de police répond par l'affirmative : «Je pense, car je suis rentré au niveau du rez-de-chaussée où il n'y avait rien de tel, seulement des personnes touchées par balles». Attestant par là de la capacité d'un policier professionnel à distinguer entre blessures par balles – même déchiquetantes – et mutilations intentionnelles des corps avec prélèvements, et à distinguer également entre plaies par armes à feu et par armes blanches.
Des femmes ont pris des coups de couteaux au niveau des appareils génitaux
Le fonctionnaire poursuit son témoignage, recoupant parfois ceux des parents de victimes : «Des corps n'ont pas été présentés parce qu'il y a eu des gens décapités, égorgés et éviscérés», affirmant que des «choses ignobles à l'étage», tandis qu'il était bloqué à l'issue de secours de la ruelle adjacente au Bataclan.
Des scènes choquantes au point de faire «pleurer» et «vomir» les enquêteurs arrivés en premier sur les lieux du massacre, selon le brigadier-chef.
Une campagne médiatique d'intimidation contre la diffusion des images et des «rumeurs»
La police avait demandé dès le 15 novembre, soit deux jours après le carnage du Bataclan de ne pas diffuser la photo de l'intérieur du bataclan, jonché de cadavres et de larges traînées de sang, traces qui pouvaient étayer visiblement l'hypothèse d'une véritable boucherie.
Et la presse et les politiques avaient alors pointé du doigt les sites alternatifs dits de «réinformation» et même les quelques médias classiques, tel la chaîne M6, qui avaient diffusé des images de victimes, brandissant l'anathème de l'extrême-droite ou usant de l'accusation du non-respect du deuil et de la dignité des familles.
Ainsi dans un article du 18 novembre 2015, Les Inrockuptibles font un choix sélectif de retweets émanant exclusivement de compte réputés d'extrême-droite. De son côté, Le Monde se contente de façon plus modérée – avec sa neutralité de ton de quotidien de référence – d'évoquer une pratique de tabloïds britanniques indigne. Et l'alors ministre de la Justice Christiane Taubira, connue pour ses tweets au sujet du petit Aylan noyé en mer Méditerannée, déplore :
«J’ai été informée il y a quelques minutes que circulent sur internet des photos de personnes décédées. J’en appelle vraiment au respect de la dignité des personnes décédées.»
Des «témoignages glaçants» selon Le Monde lui-même
Les médias principaux appliquent alors la consigne. Et la question des sévices, largement rapportés par des témoins et des journalistes en off pendant une fenêtre de quelques jours, est rapidement oubliée. Le 15 novembre 2015 pourtant, Le Monde lui-même relaye encore et publie «Les témoignages glaçants des rescapés du Bataclan», toujours en ligne, où une certaine Alice, réfugiée pendant près de trois heures dans des toilettes de la salle de concert, rapporte selon le grand quotidien du soir :
«A un moment, ils se sont intéressés à notre porte. Ils disaient "sortez, c’est le RAID".» Mais de l’autre côté de «leur» porte, si les chargeurs sont vides, le massacre continue. « On entendait hurler, puis plus rien. » Alice et ses compagnons pensent alors que les assaillants achèvent les blessés, « peut-être à l’arme blanche ». C’était des francophones, précise-t-elle, des gamins qui riaient «d’un rire d’adolescence en demandant à un mec de baisser son pantalon».
Twitter et Facebook surveillés, le débat désamorcé
La polémique se déplace ainsi opportunément de la façon dont les victimes ont été massacrées vers la controverse «faut-il ou ne faut-il pas montrer les corps ?». Et, au lieu de vérifier les informations et d'enquêter, les médias de référence préfèrent relayer les directives du ministère de l'Intérieur, qui invitent fermement les utilisateurs des réseaux sociaux et les médias alternatifs à la circonspection, voire à l'autocensure.
Twitter et Facebook, entreprises privées, se conforment alors aux requêtes du gouvernement français et bloquent les tweets incriminés, suivant la politique du «contenu retiré en fonction d'un pays».
Mais les «rumeurs» continuent malgré tout de courir sur les réseaux et les sites alternatifs. Aussi, ces dernières révélations, noyées dans le millier de pages du tome II du rapport de la commission, viennent donc renforcer la thèse de mutilations et de sévices, qui restent toujours confidentiels passés la sidération intellectuelle de masse et le choc émotionnel des attentats du 13 novembre.
Par ailleurs, après la publication du rapport de la commission d'enquête parlementaire le 5 juillet dernier, plusieurs familles ont décidé de porter plainte contre l'Etat. «On fera tout pour obtenir la condamnation de l'Etat français pour ne pas avoir empêché le passage à l'acte de terroristes dont certains étaient sous contrôle judiciaire», a ainsi déclaré Samia Maktouf, avocate des familles victimes des attaques de Paris.