Il y a tout juste un an, le 12 mars 2020, Emmanuel Macron s'adressait à la nation dans un discours pour le moins étonnant. L’épidémie de Covid-19 qui saturait les hôpitaux et allait mener cinq jours plus tard au confinement de la France entière le faisait dire : «Ce que révèle d'ores et déjà cette pandémie, c'est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre Etat-providence, ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. Ce que révèle cette pandémie, c'est qu'il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché.» Le 25 mars à Mulhouse (Haut-Rhin), il promettait un «plan massif d’investissement» pour l’hôpital.
Pourtant, le 1er avril, Mediapart révélait une note de la Caisse des dépôts et consignations commandée par le président de la République allant dans le sens d’une marchandisation croissante de la santé. Les propositions tendent vers sa privatisation : encouragement des partenariats public-privé, développement de la santé numérique, mention faite de 700 start-up, éloge d’assurances privées comme Allianz France et du consortium de lutte contre le Covid-19 «soutenu par AG2R La Mondiale, AstraZeneca, CompuGroup Medical, Johnson & Johnson, La Banque postale assurances, Malakoff Humanis, la plateforme de téléconsultation MesDocteurs et le groupe VYV». Un cap qui tranche avec les propos d’Emmanuel Macron, tout comme l’adoption le 23 octobre 2020 à l’Assemblée nationale du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (proposé par le gouvernement, donc) pour 2021 qui établit le paiement d’un forfait de 18 euros en cas de visite aux urgences sans hospitalisation, ou encore la suppression de 3 400 lits en 2019 et 4 000 en 2018. Entre 2003 et 2017, environ 69 000 places d’hospitalisation à temps complet ont disparu (1).
Le 25 juillet, un rapport était remis par l'ex-secrétaire générale de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) Nicole Notat à Olivier Véran au terme d'une consultation numérique des professionnels de santé et médico-sociaux, et de retours d’expérience territoriaux dans le cadre du «Ségur de la santé». L'une des principales conclusions du document qui préconise la création de 15 000 postes à l'hôpital n'a pas été suivie d'effet.
Un an après le premier confinement de la France, Stéphane Velut, chef du service de neurochirurgie du CHU de Tours (Indre-et-Loire) et auteur de L’hôpital une nouvelle industrie (janvier 2020, éd. Gallimard) et Echec au roi (mars 2020, éd. Gallimard), alarme quant à l’état de l’hôpital dont la privatisation rampante menace le travail des personnels de santé et les soins apportés aux patients.
RT France : Malgré une diminution des moyens accordés au système de santé français, vous racontez devoir maintenir votre qualité de travail. Comment cela se manifeste-t-il ?
Stéphane Velut : Dans le service où je travaille, 11 lits ont été supprimés. La marche est la même dans tous les services. On sous-entend donc au chef de service que je suis qu'avec moins de lits je dois continuer à soigner. Refuser des malades est inimaginable. Résultat : nous faisons attendre des malades et avançons la sortie de certains d’un ou deux jours, etc. Autrement dit, par la diminution du nombre de lits, on nous impose l’augmentation des flux. Nous devons faire tourner la machine de plus en plus rapidement. Cela est nommé «le management par délégation de responsabilité». Il s’agit d’une technique qui consiste à dire à son subordonné : «Voici le but à atteindre, la façon de l’atteindre vous incombe, vous en êtes responsable.»
Ironiquement, un consultant employé par le cabinet de conseil Capgemini est récemment venu nous vanter les mérites d’une diminution du nombre de lits (actée dès 2012) par ce qui a été nommé le CoPermo (comité interministériel de performance et de modernisation de l’offre de soins) mis en place par l'ancienne ministre de la Santé Marisol Touraine.
RT France : Qu’implique concrètement l’objectif de rentabilité imposé par les gouvernements successifs à l’hôpital ?
S.V : On injecte progressivement l’idée parmi les médecins que l’hôpital doit être rentable et qu’il faut donc faire en sorte que les acteurs soient les plus productifs possible. Le virage ambulatoire (sortie rapide de l’hôpital, dans la journée si possible) est sur toutes les bouches. Cette conception est soutenue par l’idée crétine qui voudrait que le nombre de malades qui arrivent et repartent est le même tous les jours. Cela sert à justifier la baisse des moyens. Or, dans un système de soins quel qu’il soit, il faut avoir des stocks de lits vides pour pouvoir accueillir des accidents de la route par exemple, mais aussi des stocks de produits, de respirateurs, de masques, afin de faire face à une crise à l’échelon local, régional ou national. Le Covid-19 en est l’illustration. Mais tout stock dans l’industrie a un coût et à l’hôpital c’est désormais pareil. Donc le gouvernement n’en veut plus. Il existe une volonté politique de transformer l'hôpital en industrie. On le voit de plus en plus dans les services d’urgence. Si nous avons pu faire face à la crise actuelle, c’est par un système de transfert de patient d’un hôpital à l’autre, et aussi une mise en attente de malades.
Le politique a pensé un certain temps pouvoir faire des économies dans les centres hospitaliers universitaires (CHU). Le système de la mutualisation des moyens a marché un temps mais montre ses limites (la mutualisation est le fait de demander à des infirmières, par exemple, de pouvoir changer de poste et passer de la réanimation à la neurochirurgicale, à l’ophtalmologie). Le but est d’accorder des congés, des arrêts grossesses, etc. Où est le drame ? Ces procédés sont utilisés non seulement pour faire des économies, mais aussi dans un souci de rentabilisation. C’est insupportable. Un bon système de soins serait accessible autant aux personnes pauvres qu’aux personnes riches, et permettrait de rentrer dans les coûts sans être bénéficiaire. En outre, l’objectif de rentabilité ne permet pas d’augmenter les salaires. Un interne gagne un salaire inférieur au Smic.
RT France : L'accélération du rythme de travail est doublée d’un poids croissant de l’administratif. Dans votre livre Echec au roi, vous parlez de «new public management», pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ?
S.V : L’inflation administrative est un vrai problème et elle est imposée aux médecins. L’article L6146-1 du code de la santé publique, instauré par la loi HPST de 2009 (loi portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires), définit les missions du chef de pôle : manager avec leadership, motiver, entraîner, etc. Nous assistons à l’avènement de ces nouvelles missions qui ne devraient pas incomber aux médecins.
En septembre 2018, j’ai été invité à assister à une présentation de lean management (méthode de gestion visant à améliorer la productivité à moindre coûts). En mai 2019, on m’a invité à un séminaire managérial hospitalier qui durait 13 heures sur deux jours. En janvier 2020, à un séminaire de formation au management qui durait 112 heures sur 16 jours. De même en octobre 2020, pendant 10 jours (80 heures). Ces séminaires sont organisés par des entreprises privées. Le dernier par une entreprise privée qui s’appelle Cifal avec de l'argent public.
Un groupe de travail a été mis en place le 12 novembre 2020 sous l’égide des ministères de l’Enseignement supérieur et de la Santé. Parmi les axes de travail décrits, l’un est absolument extraordinaire. Il vient ajouter une compétence aux trois fondamentales (enseignement, recherche, soin) : le management. En pratique, les médecins ont déjà du mal à assurer les trois missions fondamentales pleinement. Par exemple, nous avons un médecin à Tours qui cherche un vaccin contre l’hépatite C. Il fait donc moins de soin et plus de recherche. Moi qui opère, je fais moins de recherche. Donc, figurez vous que pour assurer l’attractivité, cette quadruple mission de management a été inventée. Si un patient a besoin de se faire opérer, il ne cherche pas un bon manager. C’est devenu à mon sens un véritable parasite. Je n’ai pas fait médecine pour cela. Nous sommes passés d’un système qui va de la compétence à l’efficience, l’efficacité.
Pourtant, ces injonctions augmentent le stress, démolissent ceux qu'elles visent. J’ai reçu récemment une publicité de la part de l’hôpital qui souhaitait savoir si j’avais besoin d’être soutenu pour d’éventuels troubles du sommeil, du négativisme, un désengagement, etc. Cela relève de ce que les administrateurs appellent le management participatif, bienveillant. Il y a à la fois une stimulation du désir de produire et une offre de remèdes.
La plupart de mes confères, notamment les chirurgiens, me disent : «Là où je me sens le mieux, c’est en salle d’opération. Je ne reçois pas de mails, je n’ai pas de tableaux à remplir. On me fout la paix.» Personnellement, je ne suis pas du tout sous pression quand j’opère. Par contre, je le suis lorsque je suis inondé de courriels intrusifs incompréhensibles, de formulaires à remplir, lorsque l’on me demande d’étudier des tableaux Excel. Ce modèle est voué à l’échec. La maladie ne peut être une matière première. La santé ne peut être un produit fini vendu.
RT France : Cette mise à mal de l’hôpital public a pour conséquence une envolée de médecins vers le privé, mettant en péril le système public. Que vont-ils chercher ?
S.V : Premièrement, dans le privé les revenus sont beaucoup plus importants, deux à huit fois plus selon les spécialités. J’ai eu des collègues qui ont été nommés professeurs des universités, et qui ont fait de la recherche. Il sont partis au bout de trois ans. Deuxièmement, les médecins disent : «Je ne fais plus de cours, je gagne plus et on me fout la paix.» Moi si je veux un matériel particulier au bloc, il faut que je monte un gros dossier. Cela passe par des réunions à n’en plus finir, des commissions, etc. Récemment nous avons demandé un matériel pour la salle d’opération qui vaut dans les 30 000 euros et qui va nous changer la vie. Nous avons dû remplir une myriade de papiers. C’est dissuasif.
Le danger est simple : quand le secteur libéral vous téléphone et vous fait miroiter un revenu supérieur au votre et une tranquillité d’exercice au quotidien, l’appel du large est puissant. On voit de plus en plus des jeunes de 35 ans, dans la force de l’âge, chirurgiens, radiologues, anesthésistes, qui partent. Et ce sont les meilleurs qui s’en vont. Dans une ville comme Tours, Bordeaux, Nantes, les réputations sont très vite faites. Donc les cliniques les récupèrent. Ne soyons pas dupes : il ne s’agit pas de dire que le secteur public n’a pas d’avenir. Au contraire, il faut impérativement y injecter des moyens et y améliorer les conditions de travail avant que le privé ne prenne le dessus.
RT France : Notez-vous des changements depuis la crise du Covid-19 ?
S.V : Je me suis intéressé au texte du «Ségur de la santé» qui a eu lieu du 25 mai au 10 juillet 2020, à la sortie du premier confinement. Il a été organisé à partir d’une consultation en ligne de 120 000 personnes (issues du système de soins), d’environ 300 réunions autour d’une petite centaine de parties prenantes. Le dossier de presse publié que nous avons reçu fait 58 pages et je l’ai épluché. On y lit des passages tels que : «L’ambition est de permettre aux équipes de se consacrer pleinement à leur passion.» C’est gentil. Ou encore : «Le Ségur doit mener une étape importante pour les personnes handicapées.» Quand vous avez mené une telle concertation, un programme politique est attendu ainsi que des mesures concrètes. Un texte clair qui reprenne les principales décisions à mener dans les mois à venir et les grave dans le marbre. Or, le Ségur est une note d’intention, et non pas un programme !
Le texte est incompréhensible. Il asphyxie. Je crois que ce langage endort. La preuve, à la rentrée, les soignants ont été déçus. Il n’ont obtenu que… des primes.
Concernant le nombre de malades en réanimation, il a diminué. Mais nous avons été obligés de reprogrammer des malades : pour un malade atteint du Covid-19, nous avons dû déprogrammer cinq patients environ (selon nos estimations) dans notre hôpital. Nous faisons en sorte que les patients atteints de pathologies graves soient traités. Certains ont peur de venir car leur situation pourrait s’aggraver s’ils contractaient le virus. Tout cela est causé par le manque de moyens. Je repense à la phrase prononcée devant des soignants le 6 octobre 2020 à l’hôpital Rothschild par Emmanuel Macron : «Ce qu’il faut comprendre, c’est que ce n'est pas une question de moyens, c’est une question d’organisation.» Cette phrase résume à peu près toute la politique de santé menée par notre gouvernement.
Propos recueillis par Maïlys Khider
(1) Drees, Les établissements de santé - édition 2019