Economie

Sur la piste de l’#agribashing, point Godwin d'un modèle d'agriculture à bout de souffle

Dans les médias, sur les réseaux sociaux, comme dans les manifestations d’agriculteurs de la FNSEA, on entend ou lit de plus en plus souvent le mot «agribashing». RT France a cherché à comprendre ce qu’il désigne réellement.

Le 27 septembre, le tribunal de Douai condamne un couple d’éleveurs du village d’Aniche (département du Nord) à 58 700 euros de pénalités de retard au terme d’un conflit de voisinage qui remonte à fin 2016. Ulcérée, la Fédération départementale des syndicats d’exploitations agricoles (FDSEA) annonce sur son compte twitter «une action en cours entre le #palaisdejustice de Douai et la ferme Delval d'Aniche» , dit «Non à la condamnation à mort d'une exploitation !» et orne son message du mot-dièse «#agribashing».

Fin octobre, la journaliste Elise Lucet consacre un numéro de son émission d’enquêtes, Envoyé spécial (France 2), aux pesticides, dont l’usage divise habitants des zones rurales et agriculteurs ; une partie du monde paysan dénonce aussi un «agribashing». Michel Cueff, le maire de la commune de Langoüet en Ille-et-Vilaine signe un arrêté municipal contre l’épandange de pesticides «à moins de 150 mètres des habitations» : agribashing !

En 2013 l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a publié un rapport sur les risques pour la santé du recours aux pesticides dans les cultures alimentaires, et, 10 ans auparavant, l’Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer), pouvait écrire, dans une étude sur les algues vertes : «La seule manière de diminuer la biomasse d'ulves sur les plages est de réduire les apports de nitrate d'origine agricole.» Aujourd’hui, on dénoncerait peut-être ces travaux comme des manifestations d’agribashing, un néologisme anglicisant dont la construction semble désigner un dénigrement indicerné de l’agriculture.

Succès de l'#agribashing chez les politiciens

Cette dénonciation répétitive de «l'agribashing» a trouvé un écho auprès de certains hommes et femmes politiques, principalement de droite ou de la majorité présidentielle (LREM et Modem). Le 23 février, lors du Salon de l’agriculture à Paris, le premier d’entre eux, le président de la République Emmanuel Macron, déclare depuis une tribune pavoisée aux couleurs de la France et de l’Europe : «Je sais l’indignation, la souffrance que beaucoup ressentent face à ce qu’on appelle désormais l’agribashing.» Cinq mois plus tard, jour pour jour, la majorité présidentielle l’emporte à l’Assemblée nationale par 266 voix contre 213 lors du vote de la loi de la ratification du CETA, traité de libre-échange entre l’Union européenne (UE) et le Canada que dénonce à corps et à cris, depuis des mois (en même temps que l’ «agribashing») la FNSEA.

Le vote a toutefois divisé, même au sein des marcheurs. Une cinquantaine d’entre eux se sont fait porter pâles, tandis que neuf ont voté contre, une sédition inédite depuis le début du quinquennat. Mais pas Martine Leguille-Balloy, députée LREM de Vendée qui, ayant voté pour la ratification, a trouvé un moyen d’exprimer son soutien aux éleveurs : réclamer une commission d’enquête «concernant l’agribashing, le financement des associations de bien-être animal et les motivations véritables de celles-ci». 

Elle fait aussi partie d’un groupe d’une dizaine de députés issus de différentes formations politiques (LREM, LR, PCF et PS) organisateurs, le 13 novembre dans les locaux de l’Assemblée nationale d’un colloque, «pour réconcilier la société avec son agriculture», selon l’élu LREM du Finistère, Didier Le Gac, cité par l’AFP.

Ouverture de la chasse aux végans

En fait de réconciliation avec la société, il s’agit surtout de dénoncer les mouvements militants antispécistes ou végans à travers une série d’exposés tels que «Le mouvement activiste anti-élevage en France», «Décryptage de la machine de guerre abolitionniste», «Les végans français, cheval de Troie du capitalisme US ?» etc. Le colloque s'appuie aussi sur une présentation que l’on doit au collectif Les Z ’Homnivores, émanation de diverses institutions publiques et groupements d’intérêts de l’industrie agroalimentaire bretonne comme la Chambre d’agriculture de Bretagne, Interbev Bretagne, l'Association bretonne des entreprises agroalimentaires etc. C'est une brochure douteuse et bâclée, quoique richement illustrée, qui aligne les insinuations, en se basant sur des faits prétendus qu'aucune source crédible ne vient étayer.

Quelques mois plus tôt, en juin, lors de l’examen en première lecture du projet de Loi visant à lutter contre la haine sur internet, une quinzaine de députés Les Républicains, emmenés par Marc Le Fur, député des Côtes-d’Armor, avaient tenté de faire passer un amendement visant «à inclure dans le périmètre de la présente proposition de loi la lutte contre "l’agribashing"». Son intitulé mêlait «la stigmatisation des activités agricoles, l’incitation à des actes d’intrusion ou de violence vis-à-vis des professionnels de l’agriculture…» 

Il s’agissait, de toute évidence, de criminaliser et de placer sur le même plan la dénonciation du glyphosate et de cas – peut-être isolés mais incontestables – de maltraitance animale, de simples insultes, ainsi que de véritables actes criminels ultra-minoritaires, comme l’incendie d’un abattoir qui s’est produit le 28 septembre dans l’Ain.

La confusion gagne les services de l'Etat

Cette confusion organisée entre un débat public et des actions purement criminelles commence d’ailleurs à s’étendre aux services de l’Etat. Ainsi, le 22 novembre le préfet de Haute-Saône et le président de la chambre départementale d’agriculture signent à Vesoul une convention de partenariat sur la sécurité en milieu agricole. Dans le premier paragraphe qui explique le contexte de cette démarche, on lit : «Considérant que les exploitants agricoles […] représentent une catégorie de professionnels exposée d’une part à certains délits d’appropriation tels que les vols de matériel et de produits phytosanitaires […] et d’autre part à la menace de plus en plus prégnante de mouvements dits «agribashing» ou «animalistes» visant à dénigrer les filières d’élevage par de nouvelles formes d’atteintes aux biens et aux personnes».

Ces actes sont épisodiques, ils sont le fait de bandes criminelles qui viennent des pays de l’Est où l’on retrouve les tracteurs ou engins lourds volés. Rien à voir avec l’agribashing

Quelle part de responsabilité ont ces mouvements dits «agribashing» dans des atteintes aux biens dont souffrent les agriculteurs de Haute-Saône ? La préfecture n’a pas de réponse, mais le procureur de la République à Vesoul, Emmanuel Dupic, en a une : «Ces actes sont épisodiques, ils sont le fait de bandes criminelles qui viennent des pays de l’Est où l’on retrouve les tracteurs ou engins lourds volés. Rien à voir avec l’agribashing.» 

Pour tenter de comprendre les raisons de l’irruption de cet agribashing dans un document co-signé par la préfecture et la Chambre d'agriculture, il faut remonter un mois en arrière. Le 22 octobre, s'est tenue à Vesoul une manifestation d’agriculteurs venant faire entendre leurs difficultés, et lors de laquelle les grilles de la préfecture ont été bâchées de noir avec l’inscription «Macron réponds-nous !», tandis qu’était exhibée une vache sur le pelage de laquelle on pouvait lire «Macron, c'est mon dernier veau». Le jour même, la Chambre d’agriculture et le préfet s’accordent pour élaborer la convention mentionnée plus haut, et créer un large «groupe d’observation et d’action contre l’agribashing». Cette lutte contre un agribashing fantasmé (au moins dans le département) pourrait être une des réponses de l’Etat aux difficultés de l’agriculture.

Succès contrasté dans les médias

Dans les médias, cette dénonciation de l’agribashing trouve des relais comme le quotidien L’Opinion, qui a publié un éditorial consacré à la question et intitulé «Comment la France est tombée dans l’agribashing». Mais ces relais sont parfois subtilement nuancés, comme lorsque le journaliste économique Dominique Seux lit, le 27 novembre sur France Inter, une chronique au titre assez étrange, «Ras-le-bol de l'abus d'agribashing !». On a déjà du mal à comprendre ce qu'est l'agribashing, alors «l'abus d'agribashing»... Il y explique notamment que «pendant 50 ans, la société française lui a demandé [à l’agriculteur] de baisser ses prix, d’améliorer la qualité de ses produits, et que pour cela il a diminué ses coûts grâce à une agriculture intensive, mécanisée et subventionnée. [et que l’on] découvre aujourd'hui que cela épuise les sols, dégrade la biodiversité et que les pesticides posent un certain nombre de problèmes sanitaires dans le sol et les eaux, pour la biodiversité». Dans une tribune publiée le 8 novembre, par le quotidien Le Monde, l’essayiste Gilles Luneau va beaucoup plus loin en écrivant : «La France aime ses paysans, elle n’aime guère la FNSEA, il ne faut pas confondre.» 

La France aime ses paysans, elle n’aime guère la FNSEA, il ne faut pas confondre

La Confédération paysanne, qui ne s’est pas associée à la manifestation du 27 novembre à Paris, rejette le terme d’«agribashing» dans lequel elle voit un«écran de fumée».Dans L’indépendant, quotidien basé à Perpignan (Pyrénées-Orientales), Olivier Lozat et Patrick Perles de la Confédération paysanne de l'Aude expliquent : «Ça leur permet de dénigrer le combat pour changer de modèle d'agriculture. Ils s'arc-boutent sur les valeurs d'une agriculture dépassée, refusent la sortie des pesticides, les zones de non-traitement. Ils ignorent le fait que les consommateurs veulent un autre modèle et une alimentation qui n'est pas issue de la destruction de l'environnement.»

Les agriculteurs s'emparent des médias sociaux 

Chez les agriculteurs aussi, indépendamment de leur appartenance à un syndicat, les points de vue sont nuancés. Interrogé par téléphone sur la notion d'agribashing Antoine Thibault, éleveur laitier dans l’Eure à la tête d’une exploitation de 60 bêtes – la moyenne nationale – nous répond : «Je n’emploie pas cette expression. Certains de mes collègues se focalisent sur trois ou quatre journalistes qui nous dénigrent, mais ce n’est pas ce que je ressens.» Il fait partie d’une nouvelle génération d’agriculteurs qui a appris à utiliser les réseaux sociaux. Il possède l’incontournable compte twitter où il se présente comme «Le gars qu'a des vaches et qui raconte sa vie, son boulot ici». Il possède aussi une chaîne youtube qui compte 25 000 abonnés, où il explique pourquoi il ne «passe pas en bio» et pourquoi le Lundi vert (sans viande) promu par certaines célébrités est, selon lui, «une mauvaise idée».

Mais c’est loin d’être un dénonciateur furieux des végans et de l’association L214. Dans une de ses vidéos, il raconte avoir débattu avec un de leurs représentants et en présence d’un chercheur de l’Institut national de recherche en agronomie (INRA), lors d’une table ronde organisée par le quotidien régional Ouest-France, en 2017. Pour lui c’était «une belle occasion de défendre les éleveurs français, parce que c’est pas normal de se faire salir comme ça». Mais, fair-play, il salue le courage de la représentante de L214 «face à un public qui n’était pas acquis à sa cause».

D’autres éleveurs très médiatisés et actifs sur les réseaux sociaux choisissent un ton plus offensif. C’est, le cas d’Etienne Fourmont, alias Etienne Agri, éleveur dans la Sarthe, qui se présente sur Twitter comme «l'agriculteur préféré de ton agriculteur préféré». Il a déjà publié plus de 28 000 tweets et retweets depuis 2013, et possède aussi sa chaîne sur YouTube ainsi qu’un site internet. Le 25 août, lorsque le maire de Langouët invite «tous les maires de France à prendre le même arrêté» c’est-à-dire celui interdisant l’épandage de glyphosate à moins de 150 mètres des habitations, il répond : «J'invite tout ceux qui veulent construire une maison à le faire à + de 150m de nos champs. Nous étions là avant et on vous nourrit en plus !»

Pour lui, les responsables du «mal être des agriculteurs en France», ce ne sont pas les accords de libre-échange comme le CETA, ni l’endettement exponentiel de certaines exploitations qui pousse des agriculteurs au suicide, mais le parti EELV, l’association L214 et… le réseau de magasins Biocoop comme il l'affirme dans un tweet, en octobre 2019. 

Systématiquement, les consommateurs de produits bio ont une meilleure image des agriculteurs que les non-consommateurs (75% de confiance parmi les consommateurs contre 69% pour les Français qui n’achètent jamais d’aliments bio)

Cette aversion vis-à-vis du bio, très répandue chez certains adhérents de la FNSEA, est pourtant paradoxale. Selon le dernier baromètre IFOP sur l’image des agriculteurs en France paru en février, «systématiquement, les consommateurs de produits bio ont une meilleure image des agriculteurs que les non-consommateurs (75% de confiance parmi les consommateurs contre 69% pour les Français qui n’achètent jamais d’aliments bio), signe que l’essor de ce mode de consommation contribue à améliorer l’image des agriculteurs».

«Oui l'agribashing existe» mais, ... c'est un peu plus compliqué

Consultant indépendant spécialisé́ dans les mouvements protestataires Eddy Fougier est l'auteur de Le monde agricole face au défi de l’agribashing, un copieux rapport dont on peut lire une synthèse sur internet. Il y affirme en toutes lettres : «Oui, l’agribashing existe», mais apporte à ce jugement des nuances qui, bien qu’imprimées en petits caractères, sont de taille : «Ce n’est pas tant l’agriculture en général qui est critiquée qu’un type spécifique d’agriculture, en l’occurrence le mode de production agricole conventionnel et ses différentes caractéristiques : le recours aux produits phytosanitaires et aux biotechnologies, l’élevage intensif, les grandes exploitations, une agriculture tournée vers l’exportation.»

Ce terme d’agribashing ne serait-il en fin de compte, comme le laissent entendre un nombre croissant d’agriculteurs ou de journalistes ayant enquêté sur le sujet, qu’un point Godwin de la FNSEA et de ses alliés de l’industrie agroalimentaire pour disqualifier toute remise en cause du modèle actuel d’agriculture sans avoir à débattre ? Le hashtag #agribashing ne serait-il que le cache-misère de l’incapacité de la première organisation syndicale agricole à empêcher l’entrée en vigueur des traités de libre-échange qu’elle dénonce ; à répondre aux difficultés économiques du monde paysan ? La FNSEA était la mieux placée pour répondre à ces questions, mais elle n’a jamais daigné répondre à nos demandes d’interview. Qui ne dit mot consent. 

Jean-François Guélain