A partir de l’été 2016 et la tentative de coup d'Etat contre Recep Tayyip Erdogan, les Russes avaient opportunément saisi l’occasion de se «réconcilier» avec la Turquie.
Pourtant, devenus des «partenaires» dans le conflit syrien qui les opposait mais également dans les secteurs de l’énergie et de l’armement, Russes et Turcs sont demeurés néanmoins des compétiteurs géopolitiques rivaux dans de nombreuses autres crises : toujours en Syrie malgré les négociations, en Libye, au Moyen-Orient en général (au sujet de l’islam politique et des Frères musulmans) mais aussi en Méditerranée orientale, dans le Caucase ou en Asie centrale.
Ce jeu d’équilibriste du président turc entre l’OTAN (dont la Turquie est membre depuis 1951) et la Russie (achat de missiles S400 russes) mais aussi la politique agressive néo-ottomane et panislamiste de ce membre turbulent en Méditerranée et au Moyen-Orient depuis une dizaine d’années, ne pouvaient que déplaire à l’ancien président Trump qui, avant sa défaite électorale de novembre 2020, fit voter de lourdes sanctions économiques et commerciales contre la Turquie. Celles-ci, se greffant aux problèmes domestiques déjà aggravés par la pandémie et ses conséquences financières, ont mis en grande difficulté le pouvoir d’Erdogan, tant sur le plan intérieur que dans sa politique étrangère puisqu’il n’avait dès lors plus les moyens de ses ambitions.
Le retour des Démocrates à Washington et par conséquent la crise ukrainienne, réactivée par ces derniers, se sont révélés être un second souffle et une opportunité à plusieurs titres pour le maître d’Ankara…
L’Ukraine, un intérêt ancien pour la Turquie
Très investie depuis des décennies auprès des communautés tatares d’Ukraine et de Crimée, la Turquie a par ailleurs accentué, depuis 2019, et surtout à partir de la recrudescence des tensions autour de l’Ukraine en 2021, sa coopération militaro-industrielle et son rapprochement avec Kiev. Erdogan a resserré les liens avec le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, notamment en lui vendant des drones Bayraktar TB2 qui se sont d’ailleurs révélés d’une redoutable efficacité contre les troupes russes durant les premières semaines du conflit.
Ainsi, dès le début de l’invasion russe en Ukraine, la position de la Turquie fut saluée par l’OTAN puisqu’elle affirma ouvertement son soutien à Kiev, désapprouvant l’acte de guerre commis par son «allié» russe. Elle a toutefois refusé d’appliquer les sanctions décidées par les Occidentaux contre le Kremlin (la Turquie important massivement du blé et du gaz russe), et n’a cessé depuis de jouer la carte de la médiation.
Pragmatique, Erdogan se targue d’entretenir des relations privilégiées avec les deux parties, et a donc proposé à plusieurs reprises sa médiation pour régler le conflit ou la mise en place de couloirs humanitaires.
De fait, le jeu du néo-sultan est limpide. Tout en voulant imposer habilement son rôle de médiateur avec les Russes, dans son esprit et afin de revenir en odeur de sainteté auprès des Américains, il lui faut s’aligner sur une administration démocrate viscéralement et idéologiquement antirusse. Le président turc connaît toute l’importance de son pays dans le retour d’une politique «brzezińskienne» franchement hostile à la Russie. Son rôle est en effet incontournable dans la vieille stratégie d’endiguement de la Russie par l’OTAN, en Mer Noire et sur son flanc sud.
Alors pourquoi Erdogan vient de s’opposer à la demande d’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN ?
Les raisons inavouées du blocage turc
Suite à l'invasion de l'Ukraine par la Russie, ces deux pays nordiques et neutres, viennent de faire valoir leur intention d'intégrer l'Alliance atlantique. La Turquie a été le seul membre à immédiatement menacer de s’opposer à ces adhésions. En effet, Ankara peut bloquer l'ensemble du processus, puisque l'unanimité des Etats composant l'organisation est nécessaire pour y entrer.
Officiellement, le chef d’Etat turc accuse notamment la Suède d’abriter des «terroristes du PKK», le Parti des travailleurs du Kurdistan, qui milite pour l'autonomie et qui est classé comme organisation terroriste par Ankara, Washington et Bruxelles, mais non par la Suède ni par la Finlande. La Turquie reproche également à Stockholm et à Helsinki de n'avoir jamais accepté les diverses demandes d'extradition des militants liées au PKK mais aussi au mouvement Gülen. Erdogan réclame aussi, aux deux nouveaux candidats, la levée de l'embargo sur les ventes d'armes à la Turquie, imposé en 2019 par la Suède, la Finlande et plusieurs autres pays, après l'offensive turque contre les Kurdes en Syrie.
Or, les raisons du véto turc sont beaucoup plus prosaïques et multiples. A un an de la présidentielle turque de 2023, la menace d’Erdogan, fin tacticien et homme d’Etat retors, lui permet une nouvelle fois de se placer en position de force et dans le rôle qu’il affectionne le plus : celui du maître-chanteur incontournable.
Car sa position contre une véritable «ukrainisation» de la Suède et de la Finlande, alors que les Russes ont toujours demandé au contraire une «finlandisation» (neutralité) de l’Ukraine, permet d’abord au président turc de donner des gages à Moscou et ainsi garder jalousement son rôle de principal interlocuteur sérieux auprès du «partenaire» Poutine. Mais surtout, cela lui donne l’opportunité d’accroitre son influence et ses pressions sur les pays de l’Union européenne ainsi que sur les membres de l’OTAN. Bref, en échange de son éventuel accord, il fait monter les enchères et monnaie très cher ses multiples exigences sur divers dossiers qui peuvent lui tenir à cœur. D’abord vis-à-vis des deux Etats scandinaves, à propos, on l’a vu, des Kurdes du PKK et de l’embargo sur les armes. Puis en direction des membres de l’UE, dans le but, par exemple, de revoir à la hausse les sommes déjà astronomiques que lui alloue Bruxelles pour retenir une nouvelle vague de réfugiés encore présents sur son sol. Et enfin, le plus important, auprès de Washington afin que toutes les sanctions votées par Trump avant son départ soient définitivement levées. N’oublions pas aussi qu’en 2020, les Etats-Unis avaient exclu Ankara du programme des avions de combat américains F-35, pour lesquels elle avait passé commande et versé un acompte de 1,4 milliard de dollars…
Bref, les négociations en coulisses ont déjà commencé. Ce qui est quasi-certain, c’est que dans leur stratégie folle, inconséquente et dangereuse pour «saigner» et acculer quoi qu’il en coûte la Russie, les dirigeants occidentaux risquent fort de faire de nombreuses concessions afin d’«acheter» l’accord d’Erdogan sur l’intégration de la Finlande et de la Suède à l’OTAN. Le néo-sultan qui pourtant, il n’y a pas si longtemps encore, était considéré par de nombreux observateurs comme le principal danger pour l’Europe…
Roland Lombardi