Des troupes de différents pays de l’OTAN sont envoyées vers les pays de l’Europe de l’Est. Parmi elles, des militaires français s’apprêtent à débarquer en Roumanie. Officiellement, il s’agit de contrer la «menace russe» qui pèserait sur l’Ukraine.
Ainsi, dans Le Monde du 7 janvier, Alain Frachon affirmait-il : «Le président russe se dit prêt à aller à Kiev et à soumettre l’ensemble de l’Ukraine.» Une assertion qui ne figure nulle part dans les articles d’information du quotidien lui-même – et pour cause. Quelques lignes plus loin, le chroniqueur rapporte les états d’âme de généraux ukrainiens avouant qu’ils ne pourraient résister plus de quatre jours à l’armée russe. Et le chroniqueur de préciser : «Après, ce sera affaire de résistance populaire.» On notera ici que le conditionnel n’est même plus de mise : le futur indique la certitude.
Le 26 janvier, Sylvie Kauffmann, également directrice éditoriale du Monde, enfonce le clou. Elle décrit d’abord sa grande frayeur lorsque, début janvier, les Occidentaux semblaient se diviser. Dieu soit loué, ces derniers se sont finalement repris. La chroniqueuse explique ce salvateur dénouement en notant que «Les Occidentaux ont compris que cette crise dépassait largement le sort de l’Ukraine : eux aussi sont attaqués.» Ce n’est même plus du futur, c’est du présent. Si l’on comprend bien, les chars russes ne pointent pas seulement leurs canons vers Kiev, mais pourraient bien franchir le Danube et, qui sait, le Rhin. Et de citer un responsable ukrainien : «Si vous laissez passer Poutine cette fois, il ne s’arrêtera pas à Kiev.»
Sans surprise, une large partie de la grande presse est prompte à épauler – pour ne pas dire à encourager – les opérations guerrières
Faute de vigilance, le président russe pourrait donc parader un jour sous l’Arc de Triomphe – ce qui, somme toute, ne lui ferait pas si loin à aller. Le ministre allemand de la Défense, Christine Lambrecht, suggérait en effet récemment de prendre des sanctions personnelles contre l’hôte du Kremlin en justifiant que ce dernier «ne devrait plus être autorisé à faire du shopping sur les Champs-Elysées», sous-entendant ainsi que l’hôte du Kremlin a présentement ses habitudes au Drugstore Publicis…
Plus sérieusement, la directrice éditoriale accuse ce dernier de vouloir «remettre en cause les acquis de la fin de la guerre froide». Il eût été plus juste d’écrire « les conquêtes». Evoquer les «acquis» sous-entend – et c’est bien là la conception des classes dominantes occidentales – que l’intégration d’une douzaine de pays d’Europe orientale dans le giron atlantique, et le «droit» de l’Ukraine de faire de même, relèvent de l’ordre naturel des choses, là où les liens entre Moscou et Prague, Sofia ou Kiev n’étaient sans doute qu’un accident provisoire – et tant pis pour la réalité des cultures et des histoires.
Personne n’est naïf. Evidemment, les manœuvres sur le territoire russe au voisinage de l’Ukraine (et non de «troupes positionnées sur la frontière», comme l’affirme en trichant légèrement l’éditorial du même quotidien, daté du 11 janvier) participent d’une volonté d’établir un rapport de force. Mais cela ne signifie en aucune manière «une invasion» (terme qui laisse penser que ses utilisateurs rêvent parfois d’une prophétie autoréalisatrice).
Surtout, asséner qu’il faut maintenir les «acquis» revient à accréditer l’idée d’un consensus qui existerait parmi les peuples concernés quant au choix de l’arrimage au camp occidental. Or, affirmer que les habitants de la moitié est de l’Ukraine, russophones (et souvent familialement liés à la Russie) se sentiraient plus proches de Washington ou de Bruxelles que de Moscou est une absurdité. Et au sein même des pays de l’OTAN, un tel consensus ne correspond pas non plus à la réalité.
Ainsi, les présidents tchèque, bulgare, et tout récemment croate, ont manifesté leur opposition à la ligne anti-russe de leur propre gouvernement. Ils plaident pour de bonnes relations avec Moscou. Largement élus (ou réélus) au suffrage universel respectivement en 2018, 2021 et 2020, ils n’ont nullement caché leurs sentiments en politique étrangère. Dans des circonstances certes propres à chacun de leur pays, ils témoignent ainsi d’une volonté populaire pacifique et peu enthousiaste par rapport à l’Alliance atlantique – cela vaut tout particulièrement pour la Bulgarie. A noter qu’en Slovaquie, la coalition au pouvoir, également sollicitée pour accueillir des troupes otaniennes supplémentaires, n’a pas encore donné son feu vert : elle est divisée et redoute des manifestations hostiles dans un pays où plus de la moitié de la population voit la Russie comme partenaire stratégique.
Et cela au moment où les dirigeants de l’UE ne cessent – contre toute vraisemblance – de prétendre parler d’une même voix. Dans la réalité, ils ne parlent en fait que d’une même voie.
C’est bien là le problème.
Pierre Lévy