Navalny, « l’opposant numéro un à Poutine » ; Navalny, « la bête noire du Kremlin » ; Navalny, « le Nelson Mandela de la Russie ». L’on ne compte plus les superlatifs devant qualifier le nouveau héros que l’Occident s’est choisi pour la Russie, qu’il se construit patiemment jour après jour, avec une constance jamais remise en cause malgré les échecs répétés de ce pâle reflet de Khodorkovsky, lui-même déjà très lointain mirage de Mandela.
L’histoire se répète inlassablement, les scénarios sont légèrement adaptés, les visages changent, mais le but reste le même – la prise du pouvoir. Un monde global ne peut se permettre de dissonance, la Russie est sommée de s’aligner... ou de disparaître, les deux solutions étant également acceptables dans cet agencement hautement centralisé des forces, exclusivement atlantico-centré.
Pour tout mouvement, il faut un visage, qui sera diffusé dans les médias. Il faut un nom, qui sera scandé par les dirigeants politiques et les organisations hautement humanitaires. Navalny fera l’affaire. Le portrait a été longuement préparé... pour sembler naturel et spontané. Mais qui est Mr. Navalny ?
Cet «opposant numéro un», qui est censé faire trembler le Kremlin, a aujourd’hui une cote de popularité de 2,5% selon l’institut de sondage Vtsiom. Il semblerait que la situation ne se soit pas arrangée avec le temps, puisqu’en 2013, lorsqu’il a voulu participer aux élections du maire de Moscou, auxquelles se présentait pour la première fois l’actuel maire Sergueï Sobianine, l’opposant intraitable a accepté l’aide du parti présidentiel Russie unie afin de pouvoir déposer sa candidature. En effet, selon la législation alors en vigueur, pour être candidat, il fallait avoir 100 signatures d’élus locaux – ce qui permet d’éviter la démultiplication des candidatures fantaisistes. L’Association des conseils municipaux de Moscou a ainsi réuni pour Navalny 110 signatures notariées, grâce à l’aide du parti Russie unie. Et Navalny a immédiatement annoncé son acceptation. L’on appréciera la rigueur morale de cet opposant, son intransigeance face à un « régime » qu’il dénonce avec tant de véhémence...
Selon le discours politico-médiatique ambiant, Navalny est non seulement un opposant de poids, mais surtout un pur produit national. L’on notera à ce sujet qu’après avoir terminé une faculté de droit à Moscou, flirté sans grand succès avec les affaires jusqu’en 2011, s’être alors rapproché de l’opposition russe dite en Occident «libérale», sa candidature a été proposée à Yale par des noms forts de l’opposition en fait radicale, à savoir Garry Kasparov (joueur d’échecs reconverti après sa sortie dans l’opposition politique, qui vit depuis à New York), Evguénia Albats (journaliste russe, puis passée par Harvard en 1993 par la Nieman Foundation, qui devient ensuite rédactrice en chef de The New Times Magazine), Sergueï Gouriev (le fameux économiste russe, qui s’est rapidement sauvé en France, quand il a été mouillé dans l’«affaire des experts» pour la deuxième affaire Yukos) et l’économiste Oleg Tsyvinsky (aux Etats-Unis depuis 1998, qui est actuellement professeur d’économie à Yale et actif dans la politique économique concernant la Biélorussie et la Russie). Ainsi, fort de ces recommandations, Navalny suit un programme très spécial à Yale en 2010 – le «Yale Maurice R. Greeberg World Feelow». Le but de ce programme est de mettre en place un réseau de leaders globaux, qui défendront la même ligne idéologique. Pour cela, ils ont des «cours» très spécialisés, tels que American Exceptionalism and Human Rights (L’exceptionnalisme américain et les droits de l’homme), International Dimension of Democratization (La dimension internationale de la démocratisation), Strategy, Technology and War (Stratégie, technologie et guerre) ou encore Transnational Governance (Gouvernance transnationale). Parmi les 17 personnes qui ont suivi cette formation en même temps que Navalny, l’on notera la présence d'Edward Wittenstein, qui occupait alors différents postes dans les départements de la Défense et du Renseignement américains. Chacun en tirera les conséquences qu’il jugera adaptées. En 2018, Leonid Volkov, le bras droit de Navalny a suivi cette formation.
Alors que jusqu’en 2010, Navalny était businessman à la petite semaine, à ouvrir et fermer des sociétés, allant de la coiffure à l’affichage politique pour le parti libéral SPS, à trempouiller dans des affaires plus ou moins vaseuses avec son frère, il revient avec une peau neuve en grand combattant de la corruption et son business prend de l’ampleur. En 2011, il devient le directeur exécutif de l’Institut américain de la Russie contemporaine et Pavel Ivlev, ancien avocat de Yukos, le prend sous son aile. Il s’intègre aussi dans le business proche de l’État. Grâce à l'appui du milliardaire Lebedev, qui lui ouvre de nombreuses portes particulièrement rentables, Navalny est entré au conseil d'administration d'Aeroflot, ce qui n’est pas donné à tout le monde. D'une manière générale, en 2012 il a gagné 9,299 millions de roubles (1 euro valait alors 42 roubles), dont 7,482 millions grâce à son activité d'avocat, qui est pourtant très discrète. Par ailleurs, son activité contre la corruption et le détournement de fonds publics dans le cadre de Rospil qu’il a fondé lui a rapporté 8,521 millions de roubles. Il possède également des actions dans différentes compagnies (Barnaulskaya Gueneratsia, Sberbank) et dans de nombreuses compagnies liées à l'énergie, à savoir l'équivalent de l'EDF russe, Lukoil, Gazprom, Rosneft, etc. La liste est longue... et significative. Autrement dit, c'est un businessman très bien intégré dans le système et dans le clan libéral. Nous sommes très loin du grand combattant du «régime». Et son activité «commerciale» lui a valu certaines affaires pénales, comme l’affaire Kirovles, lors de laquelle il a utilisé ses fonctions auprès du gouverneur de la région de Kirov pour développer un trafic de vente de bois, ou encore la célèbre affaire Yves Rocher, dont la violation des conditions du sursis lui vaut d’être aujourd’hui incarcéré. Mandela se retournerait dans sa tombe s’il entendait à qui il est comparé.
La politique a toujours intéressé Navalny, c’est une activité très lucrative et il a développé un schéma de corruption politique très rentable dans certaines régions, où les gouverneurs sont faibles. La presse russe l’a d’ailleurs révélé en 2014, quand les médias et les politiciens occidentaux sont restés totalement muets. Navalny avait alors fondé le Parti du progrès – qui peut-être contre le progrès ? La démarche était en fait plutôt simple : les sections locales sont très souvent constituées de businessmen, qui ont parfaitement compris que la politique aide les affaires et que faire partie de l'opposition est encore plus rentable, car toucher à un membre de l'opposition est délicat, l'accuser l'est plus encore. Dans ces régions, le parti de Navalny fait des affaires sans commettre d'indiscrétion et tout le monde est content : l'opposition est financée par le budget local, les politiques s'achètent une tranquillité, donc une respectabilité, aux frais de l'État. Le schéma était très simple : les hommes d'affaires du Parti du progrès participent aux concours de marchés publics... et les remportent, évidemment haut la main. L'ensemble est estimé à plus de 50 millions de roubles. On retrouve un pic d'activité, par exemple, dans les régions de Perm, de l'Altaï, de Krasnoïarsk ou encore dans la région de Moscou, où le parti déclare ne pas être au courant de ce que fait sa main gauche. Pour donner un exemple précis, la compagnie Remteplostroï, détenue à 30% par le fondateur de la section régionale dans l'Altaï du Parti du progrès, a vu ses contrats avec le gouvernement local bondir après l'enregistrement du parti. En trois ans, la compagnie a conclu plus de 40 contrats pour une somme totale de 23 millions de roubles. Il semblerait que Navalny maîtrise parfaitement la question de la corruption locale.
Mais la politique est lucrative également lorsque l’on ne peut pas en faire. Sachant très bien que sa candidature ne sera pas enregistrée aux élections présidentielles de 2018 en raison de son casier judiciaire, il l’a quand même déposée et surtout a ouvert un fonds de campagne. Le refus d’enregistrement de sa candidature en raison de son casier judiciaire a permis de relancer le discours de l’opposant politique martyrisé, pendant que le fonds enregistrait 275 millions de roubles. Malgré tout cela, la sauce Navalny n’a pas pris en Russie. N’ayant pas la carrure politique, ne pouvant défendre un programme qui lui permette d’être démocratiquement élu (c’est-à-dire un programme qui plaise à la majorité des électeurs), Navalny s’est exclusivement retourné vers la rue. Mais là aussi, son aura n’a cessé de faiblir. En mars 2017, il tente une «révolution verte», avec des slogans lancés contre la corruption. En avant, la pression médiatique est mise dans les réseaux sociaux avec la vidéo d’un enfant de la région de Bouriatie s’adressant au pouvoir. La couleur verte est choisie et devient le symbole : à l’époque du culte végano-écolo-infantile, elle est parfaitement adaptée, notamment pour attaquer la statue de la Mère Patrie à Volvograd, où les forces de police ont dû protéger les partisans de Navalny de la vindicte populaire. Quel rapport entre le martyr de la Seconde Guerre mondiale et la lutte contre la corruption ? Aucun, car de toute manière cela n’a aucun rapport avec la lutte contre la corruption, qui elle est activement menée par les organes étatiques russes compétents. Les manifestations vertes sont organisées, avec couverture médiatique adéquate et soutien des chancelleries occidentales. Le problème majeur intervient lors de l’interview des manifestants, qui ont à peine l’âge de voter et sont incapables de donner un cas concret de corruption dans leur entourage. Une dernière tentative a été faite lors des élections locales avec les manifestations d’août 2019, et un soutien étranger en communication sans précédent. Mais là aussi, ce ne fut qu’un bref feu de paille, surtout lorsque les médias ont révélé, preuves à l’appui, comment les manifestants ont été recrutés sur les réseaux sociaux et rémunérés.
Le projet Navalny n’a donc pas permis de prendre le pouvoir démocratiquement dans les urnes, ni par la force dans la rue. Mais l’investissement a été important, il ne peut s’arrêter ainsi, d’autant plus que lancer une nouvelle figure dans les médias occidentaux, pour qu’elle prenne corps dans l’opinion publique, prend du temps. Trop de temps. Et le calendrier globaliste s’accélère. De manière très étrange, le Novitchok a été remis au goût du jour, cette arme chimique volatile de guerre, qui a tant de mal à tuer ses cibles très précises et ne fait aucun dégât collatéral en milieu ouvert ou clos. Navalny soi-disant empoisonné il y a un an de cela sur ordre personnel de Poutine (dixit Navalny), sauvé par les pilotes russes qui posent l’avion en urgence à Omsk en Sibérie et par des médecins russes qui le prennent en charge immédiatement. Mais enfin, le discours global peut être relancé, les dirigeants étrangers n’attendent pas le résultat des analyses pour accuser la Russie d’un empoisonnement au Novitchok, l'Allemagne envoie un avion médicalisé pour l'évacuer... vers le «Monde libre». Pourtant, une précision de taille doit être donnée : cette opération politique est menée par la Fondation Cinema for peace, qui n'en est pas à sa première opération de com et semble spécialisée dans le transfert des opposants. Navalny arrive in fine dans la même clinique allemande La Charité, celle qui a « soigné » en 2004 le président ukrainien Yushchenko pour son empoisonnement politique - l’expérience, rien de tel. Remis sur pied, le Novitchok devait être périmé, la question de son retour en Russie se pose, car il est toujours sous contrôle judiciaire pour l’affaire Yves Rocher. Il retarde, ne se presse pas, mais il faut bien rembourser ses dettes, dans tous les sens du terme, et annonce la main sur le cœur son plus ardent désir de fouler le sol de la Mère Patrie. Évidemment interpellé à l’arrivée à Moscou, évidemment condamné par la justice pour avoir violé ses obligations judiciaires, Navalny est incarcéré. L’Occident a retrouvé son héros et sauve la face, même si elle ressemble de plus en plus à ce portrait purulent de Dorian Gray.
Y a-t-il de la corruption en Russie ? Certainement. Comme dans tous les systèmes politiques – il semblerait même qu’ils ne puissent exister l’un sans l’autre. Mais quel est le rapport entre Navalny et la lutte contre la corruption en Russie ? Aucun, son parcours et ses activités réelles le montrent. Alors pourquoi l’Occident si bien-pensant se choisit-il toujours des héros aussi fades, aussi faibles ? Car seuls les pays eux-mêmes et leurs peuples ont intérêt à avoir des gouvernants forts, qui peuvent gouverner dans l’intérêt national. Toute gouvernance globalisée, extériorisée, délocalisée ne peut se permettre que des personnalités faibles, car manipulables. Ainsi, Guaido pour le Venezuela, Tikhanovskaïa pour la Biélorussie, Navalny pour la Russie. Ces visages sans consistance, ces hologrammes politiques, qui sont remplis de l’extérieur, dont la légitimité est externalisée, qui n’ont aucun lien avec une population dont ils ne dépendent pas, eux vont pouvoir faire le travail, à savoir dépecer le pays, le mettre sous tutelle, l’aligner dans la globalisation, qui ne peut avoir qu’un seul centre politique, un seul centre décisionnel et qui n’est certainement pas celui de la capitale nominale de ces espaces autrefois étatiques. Toutes les époques ont les héros qui leur ressemblent, les Navalny and Co sont parfaitement à la dimension de la nôtre : hypocrite, virtuelle et prétentieuse. Et surtout totalement décalée des peuples et des hommes.