«Beaucoup, cependant, espéraient toujours que l’épidémie allait s’arrêter et qu’ils seraient épargnés avec leur famille. En conséquence, ils ne se sentaient encore obligés à rien.» Albert Camus, La Peste
Le confinement que nous avons vécu pendant des semaines en Europe est un événement que l’on espère ne vivre qu’une fois dans sa vie. Un événement que l’on ne veut pas imaginer, à l’image de ces Indiens d’Amérique du Nord qui ne voulurent jamais croire à l’existence des cygnes noirs [1], jusqu’à ce que les Européens en introduisent. Le néant devenant tout à coup réalité sous confinement : zéro vie sociale, économique, culturelle, repli sur soi obligatoire – de livres et de la nourriture dans mon cas. Mais n’étais-je pas un privilégié pendant que tant de personnes souffraient, mouraient, travaillaient pour sauver des vies ?
Pour beaucoup de nos concitoyens, le confinement eut au moins ce mérite : celui de la réflexion personnelle et de l’introspection, pour soi et toute une société. En se protégeant soi, en restant chez soi, on protégeait les autres.
Avions-nous péché par excès de confiance pendant plusieurs mois en voyant les Chinois mourir, sans nous imaginer être inquiétés par la suite ? Pourquoi eux et pas nous ? Bientôt, pourtant, les Italiens, les Espagnols, les Français, les Belges… allaient payer le prix fort de l’inconscience.
Car nous sommes du clan des pays développés, pays du Nord, qui ne devraient rien avoir à craindre d’une maladie dont nous étions persuadés qu’elle ne toucherait que les pauvres. Puis la maladie toucha aussi les puissants et les grands pays émergents et nous prîmes conscience que nos modes de vie concentrés, urbains, sédentarisés, collectifs, aux objectifs pourtant très individualistes, nous rendaient, nous Occidentaux et Européens en particulier, vulnérables à la contagion de proximité.
Cela en dit long sur l’incurie de nos gouvernants, mais cela en dit long aussi sur notre sentiment de supériorité : nous, Occidentaux, serions intouchables, inattaquables, inébranlables ?
Fragilisés, bouleversés, nous avons pourtant refusé pendant des semaines d’anticiper le pire, de prévenir une épidémie dont tous les plus grands chercheurs de la planète avaient annoncé le degré de dangerosité. Cela en dit long sur l’incurie de nos gouvernants, mais cela en dit long aussi sur notre sentiment de supériorité : nous, Occidentaux, serions intouchables, inattaquables, inébranlables ?
Or il y a de quoi avoir peur des «pandémies» fulgurantes et létales. Mais d’où vient ce mot que l’on refuse d’entendre ? Du grec ancien : πᾶν / pãn, tous, et δῆμος / dễmos, peuple. Il désigne une épidémie qui touche «le peuple entier». La désignation peut s’effectuer en amont si l’on dispose de suffisamment d’informations pour constater que l’épidémie touchera le plus grand nombre : c’est le cas de la Covid-19. Mais aussi après coup, comme ce fut le cas du VIH (virus de l’immunodéficience humaine) qui causa près de 40 millions de morts depuis son apparition.
La grippe espagnole, une des grandes pandémies de l’Histoire contemporaine, survenue il y a un siècle, a souvent été citée tout au long de la crise du coronavirus pour minorer le danger de celle-ci. En dépit de toutes les alertes des chercheurs et des scientifiques qui restaient prudents, le coronavirus ne pouvait pas être dramatique et dangereux. En effet, le nouveau coronavirus n’avait rien à voir avec cette souche de H1N1 (virus de la grippe A) qui fit en 1918-1919 entre 20 et 50 millions de morts. Sur quel fondement ? Personne ne le savait, sauf certains scientifiques qui passaient jours et nuits à essayer de comprendre cette nouvelle épidémie.
Puis l’on parla d’Ebola, un filovirus [2] se transmettant par les fluides corporels, qui était la maladie de l’Afrique et des Africains et pouvait provoquer entre 25 et 90 % de morts. A l’image du coronavirus, il n’existe toujours pas de traitement pour le virus Ebola en cas d’épidémie, ni d’ailleurs pour le VIH. Et alors que le bulldozer médiatique couvrait abondamment l’épidémie de Covid-19, l’annonce en avril 2020 de deux cas d’individus contaminés et guéris du Sida n’avait fait que l’effet d’un coup d’épée dans l’eau.
Nous sommes donc à la merci des épidémies et refusons d’en voir le danger. Comme pour toute grippe, dira-t-on, il faut attendre que cela se passe – ce qui est angoissant en réalité. On a souvent tendance à en rire, en disant qu’une grippe soignée c’est huit jours de repos, et qu’une grippe non soignée c’est au moins… une semaine de patience. Mais lorsque la nature frappe, elle est parfois plus forte que nous.
Plus récemment, la panique s’était à nouveau réveillée en nous avec l’épidémie de grippe aviaire H5N1, provenant d’oiseaux contaminés et de volailles. Puis, en 2009-2010, un virus H1N1, provenant du Mexique, provoqua dans le monde entre 150 000 et 450 000 morts. On parlait de grippe porcine nord-américaine, provenant aussi des animaux. Aujourd’hui, pourrait-on craindre le pire avec la Covid-19, provenant elle vraisemblablement aussi d'animaux contaminés et se transmettant à l’homme ?
Ces types de menaces se joignent en fait à d’autres, tout aussi redoutables. Quid de l’extension des nouvelles formes de menaces liées à des bactéries ou des virus, qui risquent fort, dans quelques années, de devenir les nouvelles armes conventionnelles de guerre ? Dans certains cas, l’origine de la menace peut être clairement identifiée. Que ce soient les armes nucléaires, bactériologiques ou chimiques, elles nous terrorisent d’avance. Et pourtant, personne ne veut croire en une pandémie, orchestrée ou non. Les attaques au gaz sarin depuis les années 1950 [3] sont les plus communes et celles qui effraient le plus la communauté internationale.
Le 20 mars 1995, ce n’est pas la nature qui s’en est prise aux passagers du métro de Tokyo, y causant près de 30 mots. Une secte – la secte Aum Shinrikiyō – avait déposé du gaz sarin dans plusieurs rames de métro en pleine heure de pointe. Rappelons que, pendant la Seconde Guerre mondiale, Hitler, qui avait développé le gaz sarin, avait hésité à utiliser ce gaz inodore et incolore, cinq cents fois plus toxique que le fameux cyanure, avant de recourir au Zyklon-B pour les chambres à gaz. L’épreuve du gaz sarin fut une épreuve test pour le Japon, un pays qui avait vécu le pire avec Hiroshima et Nagasaki. La peur du pire, la peur d’une opération de bien plus grande ampleur a laissé un puissant trauma dans la société japonaise. De telles attaques chimiques soigneusement programmées et ne laissant aucune chance aux victimes peuvent aussi provenir d’Etats ou d’organisations terroristes transnationales. Elles représentent aujourd’hui la ligne rouge à ne pas dépasser avant de se retrouver au ban des nations et passible des pires sanctions du droit international. Pourtant, des acteurs de la communauté internationale, jouant avec le feu, n’hésitent pas à franchir le cap. Tout semble possible en termes de massacres, parfois même d’épurations voire de génocides. La justice surviendra un jour après coup !...
Il existe bien d’autres actes immondes que nous acceptons impuissants, ce sont parfois des morts d’enfants, directes ou indirectes, sur des zones de conflits (comme au Yémen par exemple depuis 2015), ou l’orchestration de massacres de populations voire de génocides (au Rwanda dans les années 1990). En revanche, l’attaque chimique sur des civils, ça ne passe pas. Voilà qui en dit long sur notre peur bleue de ce type d’instruments de mort.
Ainsi, en Syrie, la polémique est toujours prête à ressurgir : qui a utilisé ou non des armes chimiques un certain 21 août 2013 ? Que s’est-il passé à la Ghouta, où des bombardements, une fois encore au gaz sarin, ont touché plusieurs quartiers, à l’est et au sud de Damas. Le nombre de morts est plus qu’approximatif, allant de cent pour certains à deux mille pour d’autres. Le gouvernement de Bachar Al Assad et les rebelles se rejettent la responsabilité lorsqu’enfin l’Occident se réveille. La plupart des pays européens, Israël et les Etats-Unis accusent le régime de Damas, alors que les alliés de la Syrie – dont la Russie et l’Iran – rendent responsables les opposants. Afin d’éviter une intervention militaire coordonnée, la Russie se propose de démanteler l’arsenal chimique syrien, souvent critiqué. Et la guerre peut reprendre. Entre-temps, Bachar Al Assad avait rejoint la Convention sur l’interdiction des armes chimiques et vu ses stocks détruits, une opération qui prit près de trois ans. Pourtant, en 2017, la communauté internationale accuse de nouveau le régime de Damas, après le massacre de Khan Cheikoun qui fit 80 morts, dus à nouveau selon elle à l’utilisation de gaz sarin…
Tout cela se passe «assez loin» de l’Europe ! Mais, pour combien de temps encore ? Car le monde a changé. Si l’Europe reste une des dernières oasis de liberté presque totale dans le monde, elle est toutefois vieillissante, et surtout en déclin face aux nouveaux continents plus jeunes et aux menaces multiples qui proviennent de ces nouveaux espaces politiques et géopolitiques. En refusant de prendre à sa juste mesure l’imminence du danger mondial de la menace terroriste il y a quelques années et du virus Covid-19 aujourd’hui, des pays et des populations ont fait le jeu de l’«ennemi invisible».
Le «nouveau» coronavirus, qui s’est répandu comme une traînée de poudre dans nos esprits, nos corps, nos espaces publics et privés, nous rappelle que nous sommes mortels, frêles et qu’une pandémie peut avoir raison en quelques semaines de notre économie mondiale, du crédit de nos dirigeants, du prestige pourtant écorné des démocraties, de la survivance incurable dans l’inconscient collectif de la haine de l’autre et des étrangers. Conscients de ces fragilités de nos sociétés, nous avons vu et voyons poindre des questions. Que vont devenir nos régimes de plus en plus soumis à la menace extérieure, locale, globale et «glocale» ? Comment garantir les droits élémentaires, sans un minimum d’ordre et de discipline pour enrayer une épidémie ou un conflit ?
En un mot comme en cent : le coronavirus nous prouve que nous devons préparer l’avenir de nos pays et de nos sociétés à de nouvelles formes de menaces, naturelles ou humaines. Mais que faire pour le moment face à la nature qui frappe aussi violemment ? Des chiffres alarmistes ont commencé à secouer les Européens qui ont vu se succéder les vagues successives et les hausses des nombres d’hospitalisations et de décès.
Le virus du corona s’est empressé de nous montrer, si nous l’avions oublié, que nous ne sommes et ne serons jamais que des fourmis à l’échelle interplanétaire et que notre assurance de tout contrôler et de vaincre la peur et la mort n’a guère de sens. Le refus du catastrophisme mène certains individus à défier les scientifiques ou même l’OMS, qui alertaient du danger mondial de ce virus. Il fait émerger ici et là de nouveaux courants de négationnisme. Il pousse certains gouvernants à nous dire que l’épidémie n’a rien de dramatique et disparaîtra d’elle-même.
Après la mi-mars, les lock-outs progressifs d’un certain nombre de pays européens, la fermeture de lignes aériennes, de commerces, de cafés, de restaurants, d’écoles, d’établissements culturels, ont transformé l’Europe en un vaste chantier impuissant à enrayer l’épidémie. L’indiscipline des populations, la négligence de dirigeants, l’épidémioscepticisme ont probablement aggravé la situation. Le refus de reconnaître la gravité de la pandémie s’alliant parfois au refus de prendre les précautions sanitaires indispensables, nombre de commentaires ont expliqué cette nouvelle catastrophe mondiale en invoquant n’importe quelle idéologie du complot. Certains ont attribué la naissance du virus aux Américains qui l’auraient inoculé en Chine et en Iran, manière détournée et manigancée d’étouffer les démocraties réfractaires aux réformes libérales. Tout a été dit, et surtout n’importe quoi pour construire et entretenir le déni de réalité.
Aujourd’hui, alors que beaucoup de populations en Europe, aux Etats-Unis et ailleurs se trouvent encore confinées, le temps est plus que jamais à la réflexion, une réflexion qui doit aussi porter sur les tenants et les aboutissants de cette nouvelle forme de post-vérité : pourquoi cherche-t-on dans ce monde ultralibéral, extrêmement angoissant, individualiste et compétitif, à ignorer un danger supérieur qui viendrait ébranler ce château de cartes ? Justement pour préserver sa survie ?
Sébastien Boussois
[1] Événement imprévisible qui a une faible probabilité de se réaliser, mais qui, s’il se réalise, a des conséquences inimaginables. Les Indiens n’avaient vu que des cygnes blancs de toute leur vie jusqu’à l’arrivée des Européens.
[2] Présentant la forme d’un filament contrairement aux coronavirus qui ont une couronne autour d’eux.
[3] Produits en grande quantité par les Etats-Unis et la Russie dans le contexte de la Guerre froide. L’OTAN en fait une de ses armes d’élimination physique officielle. dans les années 50.