RT France : Comment expliquer, politiquement, la décision d'Emmanuel Macron de reconfiner le pays ? Cette décision ne risque-t-elle pas de générer un mouvement de colère au sein de catégories relativement fragiles de la société (restaurateurs, commerçants...), à la manière des Gilets jaunes ?
Stéphane Rozès : Le reconfinement du pays est la réponse française à la deuxième vague de la pandémie. Celle-ci est mondiale, mais chaque peuple mène sa guerre sanitaire de façon différente et ce pour des raisons culturelles. Chez nous, les réponses face aux dangers de cette ampleur sont étatiques, nationales, systématiques et uniformes. Contrairement à d’autres pays, nous ne réagissons ni familialement – comme par exemple en Afrique – ni au cas par cas, régionalement ou individuellement comme cela peut exister dans des pays latins ou anglo-saxons, ni par la technologie et le suivi numérique comme cela existe dans certains pays asiatiques (Taiwan, Corée du Sud…).
La réponse du confinement plonge dans une situation de survie, voire d’extinction, un certain nombre de secteurs, comme la restauration, l’hôtellerie, le tourisme, certains types de commerce, le monde du spectacle, des arts…
Face à cette situation très difficile, le pays va attendre du politique qu’il exerce son volontarisme et sa pression, également, sur les acteurs économiques, en faveur d’une meilleure redistribution fiscale, sociale, mais aussi d'une relocalisation, d'une reprise en main de notre souveraineté sanitaire, industrielle, numérique et d'une sanctuarisation de communs…
Il y aura des manifestations de désespoir, de colère mais je ne crois pas que cela entraînera des mouvements de type Gilets jaunes. Le mouvement des Gilets jaunes – j’avais pu m’en expliquer notamment chez RT et dans des articles – était selon moi une jacquerie. Elle ne mobilisait pas uniquement des catégories en difficulté socialement, mais les 2/3 des Français. Chez nous, la jacquerie mêle la question sociale/fiscale et la question de la souveraineté/nationale. C’était un mouvement à déclenchement fiscal mais qui, comme sous l’ Ancien régime, interpellait le seigneur, le souverain quand celui-ci ne semblait plus assumer sa charge, qui est d’incarner la souveraineté nationale, quand il semblait être devenu le relais et l’agent de contraintes extérieures, de Bruxelles, dans lesquelles le pays ne se retrouvait plus.
Dès le début, face à la pandémie, le président s’est tout de suite indexé à la nation. Celle-ci va faire pression sur le sommet de l’Etat pour changer le périmètre et la nature de ses interventions, tant le politique aura fait la démonstration de sa prévalence sur les marchés et l’économie au travers de sa capacité à arrêter cette dernière.
RT France : Emmanuel Macron, qui a souvent été décrit comme un président libéral et pro-business, a fait le choix de mesures à la fois restrictives pour les libertés individuelles et douloureuses pour l'économie, au nom de la santé. N'est-ce pas paradoxal ?
Stéphane Rozès : Il faut rendre raison de ce paradoxe selon moi apparent. Pour cela, précisons déjà la nature politique de la présidence d’Emmanuel Macron.
Dès son élection, dans un échange avec Marcel Gauchet dans la revue Le Débat, je développais l’idée qu’Emmanuel Macron était un néo-Bonaparte, ou un Bonaparte à l’heure néo-libérale qui, pour se faire élire, a dû s’insérer dans l’imaginaire de la nation, en être un «Alladin», au travers de son volontarisme dans un lien direct avec les Français et de son projet contre le système politique… mais en devant ensuite s’insérer au sommet de l’Etat néolibéral, indexé sur Bruxelles et Berlin, et dont le programme était l’expression.
Un an après, avec le refus de la chancelière allemande de donner un deuxième souffle à l’Europe, privant ainsi le macronisme de sa seconde étape, le sommet de l’Etat est devenu orléaniste, essentiellement néolibéral. La jacquerie des Gilets jaunes a été la réplique du pays à cette inversion du contrat initial qui faisait le consentement du pays. Pour renouer suffisamment avec la nation lui, le président Macron, s’est remis en son milieu avec le «grand débat». Mais avec la réforme «paramétrique» des retraites, il a poursuivi son cours néolibéral tant le lien s’était distendu entre le président et le pays, l’empêchant de peser face à l’orléanisme, le logiciel juppéiste de Matignon et Bercy. Quand est arrivée la crise pandémique, son premier discours annonçait un nouveau retour à la nation, au service public, à la souveraineté…
Quant aux oscillations de nature endogène, au «en même temps» macronien qui est l’expression psycho-politique de la tension entre notre imaginaire et notre environnement européen, qui segmente la nation et l’Etat, elles sont à la source de nos régressions politiques et reculs économiques.
Mais il faut également saisir l’effet fondamental lié à la pandémie, au fait que la mort peut frapper à tout moment chacun et qu’il faut y réagir collectivement, nonobstant le nombre relatif de morts. D’abord, cette pandémie rappelle que dans l’histoire, ce sont les peuples qui font les souverains et non pas les souverains qui font les peuples. Quand les peuples sont face à des rendez-vous historiques tragiques, les souverains ne peuvent que s’indexer sur leurs peuples et leurs singularités. Ensuite, la leçon de cette pandémie est que tous les pays du monde font prévaloir la lutte contre un risque sanitaire quantitativement minime sur la prospérité et la survie économique de leur pays, aux risques incalculables d’un effondrement économique généralisé.
Beaucoup ont pu s’étonner, au regard des statistiques des morts causées par différentes maladies ou pandémies, quant aux arbitrages et risques pris par l’ensemble des sociétés en matière économique et sociale. Certains ont pu même recourir à des thèses complotistes…
L’explication de la priorité donnée au risque sanitaire sur le risque économique et social provient du fait que ce qui fonde les peuplades, ethnies, tribus, peuples, nations ce n’est pas la prospérité économique – ce n’est même pas l’économie, ce ne sont pas les disputes sociales. Ce qui fonde les communautés humaines, c’est dans la conscience individuelle de la mort, la nécessité de nous assembler collectivement afin d’affronter collectivement notre destin. Et donc une pandémie qui peut toucher n’importe qui de façon contingente, touche au cœur de ce qui fonde les peuples, qui y répondent de façon archaïque. La pandémie met à nu la prévalence, pour les peuples, du politique sur l’économie avec des effets majeurs.
Enfin, l’enseignement de cette pandémie découle du précédent. Le retour de la maîtrise collective du destin face aux dangers de la pandémie conduit à privilégier absolument les libertés collectives – c’est-à-dire la maîtrise collective de ce destin – sur les libertés individuelles de circuler, travailler, consommer, se distraire, se cultiver ou voir sa famille.
RT France : Les Français, selon les sondages, approuvent majoritairement les mesures sanitaires annoncées par le président − quand bien même l'autorité du chef de l’Etat semblait très contestée depuis la crise des Gilets jaunes. La crise sanitaire a-t-elle conféré à Emmanuel Macron une aura d'«homme providentiel», de «père de la Nation» ?
Stéphane Rozès : Je dirais que plus l’avenir se dérobe, plus l’avenir semble contingent, plus la peur prévaut – et plus la dimension spirituelle de la fonction présidentielle l’emporte sur sa dimension temporelle. Les Français peuvent être très critiques de la façon dont l’exécutif a anticipé et combattu la pandémie, mais le président Macron ne sera pas tant jugé là-dessus. Il sera jugé sur sa capacité à relier symboliquement les Français les uns aux autres, à travers la dimension spirituelle de la fonction pendant cette épreuve.
Quand survient la pandémie, le néolibéralisme fait que les Français se sentent, comme disait Marx à propos des soldats de la Grande armée et des paysans parcellaires, comme de patates dans un sac de patates dont l’Empereur tient la hanse. Le confinement est ce sac. Evidemment un F2 en Seine-Saint-Denis ou une maison de campagne, ce n’est pas la même chose, mais au moins, on est tous logés à la même enseigne du confinement, hormis les premières lignes de soignants et les secondes lignes. De sorte que les Français ont respecté le confinement et qu’ils y ont vu une sorte d’abri mental, marqué par une égalité des conditions des Français.
Voilà la raison du consentement des Français aux mesures du second confinement observé dans les sondages d’opinion, nonobstant ses effets douloureux pour de nombreuses professions.
RT France : Dans d'autres pays occidentaux, comme aux Etats-Unis, en Italie ou en Allemagne, les mesures restrictives prises pour lutter contre la pandémie ont généré des manifestations et des résistances politiques − en particulier du côté de la droite. En France, où l'on aime pourtant débattre de tout, le thème des mesures sanitaires ne clive guère la classe politique ; pourquoi donc ?
Stéphane Rozès : La France est un pays, vous avez raison, de «disputes communes». Cela tient à notre imaginaire. Depuis des siècles, c’est au travers de multiples disputes communes, sans cesse remises sur le métier, que nous refondons des contrats politiques qui nous tiennent ensemble. C’est notre carburant, qui permet de dénaturaliser nos origines, religions, territoires, statuts et intérêts sociaux, justement parce que la France, cul de basse fosse de l’Europe, n’a pas d’origines.
Que se passe-t-il aujourd’hui ? Depuis un certain nombre d’années, contrairement à ce que l’on pense, la recherche du commun prévaut sur la dispute. La dispute prévaut sur le commun quand on peut se projeter dans un avenir meilleur, dans un espace qui nous accueille ou un projet politique. Ces trois moteurs de projection sont en panne du fait du capitalisme financier, de ce qu'est devenue l’Europe et du sommet de l’Etat néolibéral… La dispute ne peut plus se déployer car aucun commun ne peut l’encastrer.
Donc, c’est le commun qui prévaut sur la dispute actuellement. Contrairement à ce qui a été dit, la jacquerie des Gilets jaunes n’exprimait pas du tout une volonté de dispute, mais au contraire une volonté que le souverain prenne ses responsabilités quant au commun de la nation.
La réponse française à la crise pandémique – avec tout ce qu’elle a pu révéler d’accablant sur l’état de notre système de santé, sur l’incapacité du sommet de l’Etat à prévoir, anticiper, réparer, accompagner… – fait que, au fond, il n’y a pas véritablement d’espace pour des oppositions. Certains y voient une malignité, une volonté de gouverner par la peur. Je ne crois pas que les gouvernants gouvernent par la peur. Je crois que la peur gouverne. Ce n’est pas la même chose.
Nous sommes entrés dans une contingence systémique. D’ailleurs, le président Macron l’a mentionné dans sa dernière intervention télévisée ; il a superposé – à mon avis, à juste titre – la crise sanitaire, la crise économique, la crise sociale, la crise terroriste et la crise géopolitique.
La singularité française, contrairement à d’autres pays, est que c’est le rapport direct entre l’individu et l’Etat qui nous tient ensemble, parce que l’Etat a été le pôle de constitution de la France, et a précédé la nation. La première inquiétude française, c’est celle du délitement de ce que sont les individus-citoyens vis-à-vis des autres.
Cette peur du délitement prévaut à son apogée dans une période de contingence systémique qui conduit de facto le président à être, avec toutes ses limites, ses faiblesses et ses incohérences, ce qui tient ensemble le pays. Cela le place dans une situation avantageuse dans la perspective de la prochaine présidentielle. «On préfère un malheur connu à une promesse de bonheur», disait Lampedusa dans Le Guépard. Dans le moment actuel de peur et de contingence systémique, les Français y réfléchiront à deux fois avant d’élire un autre président, rajoutant une incertitude politique aux autres.