Prolongée par un acharnement criminel dont Erdogan n’est que l'instrument, la guerre qui sévit en Syrie depuis dix ans a fait l’effet d’un révélateur chimique. Protagonistes embusqués de ce bain de sang, les gouvernements américain, britannique, français, turc, saoudien et qatari passeront à la postérité pour ce qu’ils sont : les bourreaux d’un peuple qui ne leur a rien fait. La tragédie syrienne a dissipé leurs faux-semblants. Elle a exposé au grand jour leurs stratégies les plus retorses. Mais la pire de toutes a consisté à blanchir le terrorisme chez les autres.
Comment résister à la nausée devant la viscosité de ces politiciens qui, à chaque attentat sur le sol français, se répandent en condamnations indignées d’une violence terroriste qu’ils ont nourrie et encensée ailleurs ? On se souvient qu’il n’y a pas si longtemps, la médiasphère occidentale déployait sa fausse dialectique pour faire de la branche syrienne d’Al-Qaïda une respectable organisation combattante. On nous disait que le Front Al-Nosra, c’est ainsi qu’il se nommait, finirait par se «normaliser». Et il faudrait, suggérait François Burgat sur une chaîne publique, négocier pour de bon avec cette organisation destinée à faire partie du «futur de la Syrie».
Son affiliation revendiquée à Al-Qaïda, son idéologie haineuse et sectaire, sa pratique répétée des attentats aveugles frappant les civils, le régime de terreur obscurantiste qu’elle répandait comme la peste partout où ses coupeurs de tête avaient l’opportunité de sévir ? Peccadilles. Une sorte de mutation génétique devait valoir à l’organisation djihadiste concurrente de Daech, pour rétribution de ses services rendus contre Damas, un véritable brevet de respectabilité. C’est ainsi que la diplomatie occidentale faisait des miracles. De son chapeau de magicien, elle sortait des terroristes modérés, des extrémistes démocrates, des coupeurs de tête humanistes, des mangeurs de foie philanthropes.
Cette opération de blanchiment de la branche syrienne d’Al-Qaïda, en effet, se déroulait au moment où cette organisation confortait son hégémonie politique et militaire dans le nord de la Syrie. La prédestinant à jouer un rôle majeur au lendemain de l’effondrement attendu de l’Etat syrien, ce succès lui valait les faveurs des puissances occidentales et régionales décidées à abattre le dernier Etat laïc et progressiste du Moyen-Orient. Peu importaient alors le coût humain et le prix politique de ce consentement anticipé à l’instauration en Syrie d’un pouvoir sectaire et mafieux. La chute de Bachar el-Assad était un jeu, disait-on, qui en valait la chandelle.
Le terrorisme remaquillé pour les besoins de la cause rendait − et il rend encore − des services inespérés à la vaste coalition contre la Syrie souveraine. Cette connivence des Etats occidentaux et des monarchies pétrolières avec les rejetons frelatés d’Al-Qaïda signait la réinscription simultanée des deux avatars du terrorisme takfiriste dans l’agenda stratégique occidental. La destruction de l’Etat syrien, objectif numéro un de l’axe Washington-Riyad-Paris-Londres-Ankara-Doha, secondé en coulisses par Tel-Aviv, était une fin qui justifiait tous les moyens, et la perspective d’un émirat extrémiste faisait clairement partie du plan.
Pour le faire aboutir, les puissances étrangères coalisées contre le dernier régime nationaliste arabe se répartissaient cyniquement les rôles. Dans son combat sans merci contre la Syrie, les tueurs d’Al-Qaïda pouvaient ainsi compter sur leurs précieux amis : la Turquie leur livrait des armes, Israël soignait leurs blessés, le Qatar leur versait un chèque à la fin du mois, et le quotidien Le Monde les faisait passer pour des enfants de chœur. Qui se souvient qu’en 2013, lorsque le Front Al-Nosra s’est emparé du village chrétien de Maaloula, ce quotidien osait nier que les extrémistes aient tué le moindre civil, alors qu’on pouvait voir sur la BBC, au même moment, les obsèques religieuses des victimes de cette agression ?
C’était l’époque où la prétendue «coalition internationale», lors de l’offensive de Daech vers Palmyre, s’abstenait de tirer la moindre cartouche, ce sauf-conduit offert aux terroristes illustrant la parfaite duplicité de l’antiterrorisme proclamé à Washington et à Paris. Entre la poussée du pseudo-Etat islamique sur l’axe Palmyre-Damas et celle du Front Al-Nosra sur l’axe Alep-Damas, le rêve des ennemis de Bachar el-Assad semblait alors se réaliser. Mais c’était sans compter sur la résistance du peuple syrien et la loyauté de son armée. La mobilisation générale de la piétaille takfiriste devait coûter un milliard de dollars par an aux pétromonarchies du Golfe. Acheminée aux organisations terroristes par l’intermédiaire de la CIA, cette manne n’a pourtant pas suffi à provoquer la chute de Damas.
Car c’était sans compter, non plus, sur la capacité du gouvernement syrien à nouer les alliances nécessaires avec des partenaires fiables. Afin de desserrer l’étreinte mortifère des sponsors de la terreur, Damas a obtenu le précieux concours de Téhéran, Moscou et Pékin. En réalité, il n’y a jamais eu de guerre civile en Syrie : déclenchée par les puissances impérialistes, cette guerre est d’emblée un conflit international de grande ampleur où une coalition s’est formée pour vaincre la coalition adverse. Sur le théâtre des opérations, aujourd’hui encore, les seules forces en présence sont les bandes armées du takfir sponsorisé d’un côté, agrémentées de quelques forces spéciales occidentales en vadrouille ; et les forces militaires de l’Etat syrien soutenues par leurs alliés russes, iraniens et libanais, de l’autre.
Devant ce constat, tout le reste n’est que littérature. Les distinctions entre rebelles «démocrates», «modérés», «laïcs», «islamistes» ou «djihadistes» sont des stupidités sans nom, dont le seul effet est de jeter un voile pudique sur une nébuleuse terroriste dont l’intention est parfaitement claire : imposer par la force un pouvoir sectaire et collaborateur de l’impérialisme. Si les puissances occidentales et régionales qui ont alimenté ce brasier avaient cru aux soi-disant rebelles modérés, elles n’auraient pas blanchi le Front Al-Nosra, accrédité au tournant de 2014 comme successeur potentiel du régime à abattre, tout en s’interdisant de combattre Daech lorsque cette organisation affrontait l’armée syrienne.
Aujourd’hui encore, les milliers de terroristes qui contrôlent la poche d’Idleb appartiennent au dernier avatar d’Al-Qaïda, Hayat Tahrir Al-Cham, placé sous perfusion militaire turque. Les rotatives de la propagande ont longtemps accrédité la fable d’une guerre civile opposant un régime sanguinaire à une opposition démocratique. Mais tout le monde a compris que la réalité du conflit syrien, depuis dix ans, c’est la lutte qui oppose un conglomérat terroriste sponsorisé et une armée nationale qui défend son pays contre l’invasion étrangère.
Depuis 2011, les avatars successifs de la filiale semi-clandestine de la CIA qui porte la dénomination d’Al-Qaïda ont accueilli en Syrie un flux incessant de mercenaires lobotomisés, avides d’en découdre avec les mécréants et les apostats. Cette injection massive de fanatisme mortifère a eu pour effet de prolonger une guerre qui n’en finit pas. Mais elle a aussi répandu ses miasmes aux quatre coins du globe. Revenant comme un boomerang, elle a frappé partout. Bachar el-Assad avait averti les Européens que leur duplicité finirait par se retourner contre eux. L’ignorance de ce théorème n’en finit pas de présenter l’addition.
Bruno Guigue