A en croire à Michel Barnier, négociateur de l’Union européenne pour le Brexit, «l’accord de retrait permet d'apporter de la sécurité juridique et de la certitude là où le Brexit crée de l’incertitude. Il préserve les intérêts de l’Union.» La première partie de cette citation est fausse ; la seconde est, hélas, très vraie.
L’accord de retrait, ratifié début 2020 après de longues années de crise politique, pendant lesquelles une version antérieure de cet accord avait été rejetée à trois reprises par la Chambre des communes dans une série de défaites cuisantes qui ont mis fin à la carrière politique de Theresa May, a effectivement été rédigé pour préserver les intérêts de l’Union européenne. Il n’a pas été rédigé pour préserver les intérêts du Royaume-Uni, et c’est la raison pour laquelle cet accord est, de nouveau, l’objet de vifs débats à Londres.
En effet, le gouvernement britannique est en train de faire voter une loi qui aura comme conséquence que le Royaume-Uni aura le dernier mot sur ce qui se passe en Irlande du Nord, et non pas l’Union européenne.
Les intérêts de l’Union, tel que Michel Barnier et les 27 les perçoivent, sont d’empêcher à ce que le Royaume-Uni prospère comme Etat indépendant après le Brexit. La bureaucratie bruxelloise a notamment peur qu’une Grande-Bretagne dynamique en dehors de l’UE ne donne des idées à d’autres pays membres, entraînant une désagrégation de l’Union.
Quand ils emploient le terme péjoratif «Singapour» pour désigner ce qu’ils ne veulent pas que le Royaume-Uni devienne – une île très compétitive à quelques kilomètres du littoral européen – ils expriment leur hantise fondamentale de la concurrence économique, malgré leur attachement formel aux principes du marché. Ils montrent d’ailleurs aussi le caractère profondément anachronique de leur pensée : le Singapour est l’une des économies les plus développées au monde et non pas, comme ils semblent le croire, un atelier de misère.
Pour empêcher le Royaume-Uni de suivre son propre chemin, Bruxelles avait concocté en 2017, à la suite de la défaite relative de Theresa May aux élections anticipées, quand elle a perdu sa majorité parlementaire, une astuce judiciaire qui aurait enfermé le Royaume-Uni dans la juridiction de l’UE pour toujours. Selon le backstop de triste mémoire, le gouvernement britannique avait accepté de rester dans une union douanière avec l’UE jusqu’à ce qu'un nouvel accord de libre-échange soit conclu entre Londres et Bruxelles. C’est précisément ce backstop que la Chambre des communes a rejeté à trois reprises car il revenait à donner à Bruxelles un veto sur l’avenir du Royaume-Uni : selon cet accord aujourd’hui abandonné, il aurait été plus difficile de quitter le backstop que de quitter l’Union européenne.
Quand Boris Johnson est devenu Premier ministre en juillet 2019, il a exigé, et obtenu, l’abandon du backstop et son remplacement par un nouveau protocole sur l’Irlande du Nord. Selon ce protocole, l’Irlande du Nord continuera à appliquer le droit européen sur les biens commerciaux pour éviter une frontière douanière sur l’île de l’Irlande. Le même protocole, cependant, affirme explicitement, mais de façon contradictoire, que l’Irlande du Nord reste pleinement partie du territoire douanier britannique.
Cette ambiguïté était une astuce pour faire la quadrature du cercle entre les buts incompatibles, partagés par Londres, Bruxelles et Dublin, d’éviter une frontière douanière entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord tout en permettant au Royaume-Uni, y compris l’Irlande du Nord, de ne plus se trouver sous la juridiction de la Cour européenne de justice.
Mais le problème qui survient maintenant est que cette astuce ne peut fonctionner que si Londres et Bruxelles concluent un accord de libre-échange qui éviterait justement tous tarifs entre le Royaume-Uni (y compris l’Irlande du Nord) et l’Union européenne (y compris la République d’Irlande).
Or, un accord de libre échange comme celui signé avec le Canada en 2014 avait été proposé par la Commission européenne en 2017. Michel Barnier avait montré une diapositive en forme d’escalier qui signalait qu’un accord de type canadien était une mauvaise option mais la conséquence logique et inévitable de la position britannique qui refusait (et qui continue à refuser) toute juridiction de la Cour européenne de justice et qui exigeait (et qui continue à exiger) une politique commerciale indépendante.
Une fois arrivé au pouvoir, Boris Johnson a mis l’UE devant ses propres engagements. Il a demandé exactement ce que Michel Barnier avait évoqué comme menace en 2017, un accord de libre-échange comme celui conclu avec le Canada – c’est à dire sans la juridiction de la Cour européenne et sans droit d’accès aux eaux territoriales pour la pêche. Et voilà que, soudainement, Bruxelles a refusé cette option, sous le prétexte que le Royaume-Uni était trop proche géographiquement pour cela. L’absurdité de cette position n’a été que soulignée quand l’accord de libre-échange signé par l’UE avec le Vietnam est entré en vigueur en juillet.
Bruxelles a renforcé le clou en exigeant le même accès aux eaux territoriales britanniques pour la pêche que celles actuellement en vigueur sous la politique commune de la pêche, ce dont justement Londres veut se soustraire, et aussi que le Royaume-Uni se soumette à la juridiction de la Cour européenne en matière d’aides de l’Etat accordé aux entreprises, au moment même où ces mêmes règles sont suspendues dans l’UE à cause des mesures prises pour relancer l’économie après le confinement.
Depuis ce refus européen de respecter ses propres engagements, et en particulier son engagement de négocier un accord de libre-échange en bonne foi, l’atmosphère s’est vite envenimée entre Londres et Bruxelles. Lors de sa venue à Londres la semaine dernière, Michel Barnier aurait «explicitement» (selon le négociateur britannique, David Frost) menacé d’imposer un blocus européen sur les produits agricoles britanniques en cas de «no-deal».
Une telle démarche ne serait pas seulement catastrophique pour le secteur agricole britannique ; elle impliquerait aussi un blocus entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne car l’Irlande du Nord est censée respecter les règles européennes pour les produits agricoles. Le Royaume-Uni pourrait ainsi être divisée en deux juridictions par un diktat de Bruxelles, ce que, bien évidemment, Londres ne peut en aucun cas accepter.
C’est donc pour rendre impossible un tel acte de vandalisme constitutionnel que le gouvernement britannique veut faire voter une nouvelle loi sur le marché intérieur britannique. Cette loi revient à rétablir la prééminence de le juridiction britannique en Irlande du Nord en cas de dispute grave entre Londres et Bruxelles. C’est un backstop à l’envers dont, cette fois, Londres détient la clé – et cela rend Bruxelles furieux.
Voilà pourquoi la première phrase de Michel Barnier, citée au début de cet article, est fausse. L’accord de retrait, comme cela arrive très souvent dans les traités internationaux, contient de désaccords dissimulés. Loin de créer la certitude légale, il repose sur une incertitude juridictionnelle. Un traité, de toute manière, ne reste en vigueur que si les signataires le veulent : la certitude en politique, et a fortiori en politique internationale, est toujours une chimère. Voilà la raison pour laquelle c’est de nouveau à Alice au Pays des Merveilles que revient le dernier mot dans ce monde de l’autre côté du miroir – c’est-à-dire le reflet du monde réel – qu’est le Brexit.
- Moi, quand j’utilise un mot, dit Humpty Dumpty avec un certain mépris, il signifie exactement ce que je veux qu’il signifie – ni plus ni moins.
- La question est de savoir si vous avez le droit de donner tant de significations différentes aux mots, répond Alice.
- La question est de savoir qui a le pouvoir, dit Humpty Dumpty, voilà tout.
John Laughland