Le drame de Romans-sur-Isère du 4 avril dernier, en plein confinement de la France, a surpris. En proie à d’autres inquiétudes, l’attention de tous détournée et pour cause, peu d’observations auront finalement été faites sur le lien entre cette attaque terroriste et le traitement de l’épidémie COVID-19 par les discours de nombre de mouvances islamistes extrémistes.
Il retourne donc à un «confinement mal vécu» qu’il invoque d’ailleurs, pour expliquer peut-être son passage à l’acte
Alors oui, il est vrai que le président du Centre d’Analyse du Terrorisme Jean-Charles Brisard avançait déjà à juste titre que l’actuelle saturation de nos capacités sécuritaires était visée par le groupe Etat Islamique, toujours actif, même sans réel ancrage territorial, toujours actif, même si l’auteur de l’attaque de Romans-sur-Isère ne s’en réclame pas, mais d’autres paramètres sont évidemment à prendre en considération. D’abord, rappelons les faits : Abdallah Ahmed-Osman, réfugié soudanais d’une trentaine d’années arrivé en France en 2016, rapidement employé dans une section de maroquinerie avant d’être mis au chômage du fait de la grande crise qui traverse le pays, se rend à l’hôpital, une petite semaine avant la tuerie, persuadé d’être touché par le COVID-19. Il est renvoyé chez lui, avec un traitement, sans avoir subi de dépistage. Il retourne donc à un «confinement mal vécu» qu’il invoque d’ailleurs, pour expliquer peut-être son passage à l’acte. Le 4 avril, il blesse le patron d’un tabac et sa femme, puis vole un couteau dans une boucherie pour s’élancer dans un périple meurtrier qui fera en tout 2 morts et 5 blessés. Le parquet national antiterroriste est saisi. L’homme nie tout lien avec l’EI. Des témoins l’auraient entendu crier «Allah O’Akbar». A son domicile, on retrouve des anxiolitiques et des feuilles sur lesquelles le suspect avait écrit ne plus vouloir vivre «dans ce pays de mécréant». L’enquête est en cours pour faire la lumière sur l’éventuelle détention de documentation djihadiste.
Qu’Abdallah Ahmed-Osman soit en lien ou non avec le groupe Etat Islamique, force est de constater deux choses : d’une part, le groupe EI, qu’on y soit rattaché ou pas, aura su générer, par plusieurs années de modes de recrutement inédits visant une massification au détriment de la constitution d’une élite, une nouvelle tradition terroriste de désinhibition des initiatives meurtrières. Attention, il ne faut pas confondre cette «nouvelle tradition» avec la théorie du loup solitaire, chimérique à tous les égards. Il faut plutôt comprendre ici que daech aura réussi à autonomiser par injonction propagandiste réitérée, les initiatives de passages à l’acte sans commandement centralisé, sachant que l’acteur aura toujours un réseau dont les membres sont à différents degrés impliqués dans la manœuvre, logistiquement ou idéologiquement. D’autre part, il ne faut pas oublier que les idéologies daechies ou néo-daechies sont toujours actives et leur vivacité prend les contours de l’intégration des événements, manœuvres, phénomènes qui font l’actualité, dans les filets leurs grilles de lecture. En d’autres termes, chaque élément de la vie politique nationale ou internationale est récupéré par les discours idéologiques. Le COVID-19 ne fait pas exception. De nombreux groupes extrémistes évoquent sur les réseaux sociaux ou sur leurs sites Internet une punition divine pour expliquer l’épidémie. Cela ne vaut, bien évidemment, pas exclusivement pour les mouvances salafistes ou djihadistes. Mais à ne se concentrer que sur elles, force est de constater que l’évolution des discours djihadisants désigne le virus comme un châtiment de Dieu visant par exemple les chinois pour l’oppression qu’ils infligent aux Ouïghours ou les Iraniens pour le simple fait d’être chiites, et donc, du point de vue de leur lecture excommuniante (takfirie), des «usurpateurs de l’islam». Ces prédicateurs nourrissent le discours d’une dimension millénariste dont l’épidémie est un point d’articulation qui fera la différence entre les Justes et ceux qui ne seront pas sauvés, justifiant par là-même la transgression du confinement. Cette transgression d’ailleurs n’est absolument pas à comparer, du point de vue du discours, à celle de certains religieux appelant à contrevenir aux ordres pour se réunir dans la prière et l’imploration de la clémence de Dieu. Il s’agit toujours d’une exhortation à lutter contre la mécréance ou qu’elle se trouve, et d’ailleurs, en toute logique, présentée comme une punition divine, il serait peut-être naïf d’imaginer qu’un esprit aquis à cette lecture se résolve à la prière plutôt que d’accélérer son passage à l’acte sentant la menace virale progresser.
N’oublions pas que dans le cadre de ces mouvances djihadistes, le concept de jahiliyya est central : cette notion désigne au départ le passé d’ignorance d’une nation qu’avant qu’elle n’embrasse l’islam, mais elle est idéologiquement détournée pour trouver une dimension individuelle et désigner le passé de mécréance de la personne avant qu’elle ne se convertisse à cette lecture takfirie et extrémiste de l’islam. Beaucoup des terroristes qui ont endeuillé la France ou plus largement l’Europe entendaient, par la mort en martyr, effacer l’ardoise d’un passé inassumé (délinquance, addictions, etc.) En toute logique, si l’épidémie lui est présentée comme un punition de Dieu qui touche les impurs, l’endoctriné aura tout intérêt à hâter son passage dans une islamité qu’il suppose authentique, et à s’assurer une place au paradis par le martyre, puisque, ne l’oublions pas, le martyre constitue la seule voie d’accès certaine au paradis dans le cadre de cette idéologie.