RT France : Comment un patron de presse peut-il s'arroger autant de pouvoir sur la ligne éditoriale des différents médias qu'il a acquis ?
Julia Cagé (J.C.) : Tout simplement parce qu'il n'existe absolument rien qui l'en empêche. Il n'existe pas de régulation en France qui pourrait obliger les propriétaires des médias à garantir l'indépendance de leur journal. Certes, parfois des chartes existent à l'intérieur des médias. Par exemple, sur I-Télé, il y a une charte des journalistes qui est un peu plus astreignante que celle de Canal Plus. Mais le problème est qu'il est laissé toute latitude à un patron de presse aujourd'hui en France de pouvoir changer la ligne éditoriale d'un média et de se comporter comme un actionnaire directeur de rédaction. C'est ce que fait Vincent Bolloré.
RT France : Le Conseil Supérieur de l'Adiovisuel (CSA) ne peut-il rien ?
J.C. : Ils lui ont donné un rappel à l'ordre, ce qui reste vraiment symbolique. En fait, le CSA ne peut pas vraiment plus dans l'état actuel de ses statuts. Il me semble que le CSA devrait créer et promouvoir une charte qui garantisse l'indépendance des journalistes et qui s'imposerait à toutes les chaînes. Cette charte serait impérative et supposerait des sanctions en cas de violation. Actuellement, le CSA ne peut que vérifier qu'un patron de chaîne respecte bien ses engagements par rapport aux journalistes.
Ces patrons achètent en fait des instruments de pouvoir
RT France : Est-ce que Vincent Bolloré ne s'inscrit pas dans une tradition de patron de presse interventionniste, on peut penser notamment à Robert Hersant ou Serge Dassault par exemple ?
J.C. : Ce n'est pas une tradition chez tous les patrons de presse, et heureusement. Mais effectivement nous avons eu en France de nombreux cas de dérives. Vincent Bolloré en est un très bon symbole depuis très longtemps. A Direct Matin déjà, un titre de presse gratuite, il imposait sa ligne éditoriale. Quand en 2007 il a pensé acheter La Tribune, il a bien précisé que c'était lui qui disposait du Final Cut sur tous les titres.
On eu d'autres patrons interventionnistes : effectivement, un Dassault a toujours été très interventionniste dans la ligne du Figaro par exemple. On a eu aussi des des titres qui étaient avant tout tenus par des patrons de presse. Libération par exemple était au départ détenu par ses journalistes qui étaient actionnaires majoritaires. Le Monde était détenu majoritairement, il n'y a pas si longtemps, par les journalistes et par les lecteurs. Mais ce qui est en train de se passer aujourd'hui et qui change le paysage audiovisuel français est que les titres qui étaient indépendants sont rachetés les uns après les autres par des groupes industriels dont le métier premier n'est pas la presse. Comme ces patrons achètent en fait des instruments de pouvoir, il change sans sourciller la ligne éditoriale de leur titre.
Quand on investit dans des médias, on cherche avant tout de l'influence
RT France : Donc ce qu'on observe avec Patrick Drahi à Libération ou l'Express, le trio Pigasse-Niel-Bergé au Monde ou Bolloré à Canal Plus, ce sont des placements faits pour acquérir de l'influence ?
J.C. : Cela dépend. En ce qui concerne par exemple Edouard de Rothschild qui avait investi dans Libération, il avait clairement dit que cet investissement était «une danseuse». Par contre, le nouvel actionnaire Patrick Drahi, est clairement beaucoup plus en recherche d'influence : il y a là une volonté de s'ouvrir des portes en France, d'acquérir, en plus de son pouvoir dans les télécommunications, un pouvoir politique plus marqué. Cela va même au delà de la simple danseuse.
RT France : Comment peut se traduire dans les faits cette influence médiatique diffuse ? Est-ce que cela se traduit en terme de marchés publics, de contrats ?
J.C. : Il y a différents cas. Des groupes peuvent être sous contrat avec l'Etat. On songe évidemment à Dassault pour l'armement et Bouygues pour le bâtiment. Cela pose évidemment de vrais problèmes. Bien sûr qu'il n'y aura jamais d'entente explicite pour de gros contrats, tel marché public contre tel soutien à telle politique. Mais quand on investit dans des médias, on cherche avant tout de l'influence. Vous allez parler plus positivement de tel gouvernement et en échange, voilà...
Pour Xavier Niel et Patrick Drahi, c'est cependant un peu plus compliqué que cela. Ils ne sont pas dans un secteur en lien direct avec l'Etat. Par contre ils sont dans un secteur qui est fortement régulé, les télécommunications, et du fait de leur position dans les médias, ils peuvent avoir des portes qui vont s'ouvrir. Ils peuvent avoir envie de parler à tel ou tel ministre, à tel ou tel député, de la régulation du secteur. Or il est plus facile d'avoir des contacts ou liens politiques quand vous êtes le plus gros patron de la presse française que si vous n'êtes personne dans les médias. Posséder un média donne une assise, un poids politique en France. Voilà pourquoi certains patrons multiplient les achats d'organe de presse et c'est presque la course à qui rachètera le plus de titres.
RT France : Ces grandes manoeuvres dans les médias n'annoncent-ils pas des grandes manoeuvres politiques en vu de 2017 ? On a presque l'impression que le découpage des titres rejoint presque parfaitement le découpage politique.
J.C.: Effectivement, derrière le rachat d'un Bernard Arnault du Parisien, on comprend qu'il veut se placer dans une presse plus grand public que Les Echos à deux ans de 2017. Pour le trio Pégasse-Niel-Bergé, il est très marqué à gauche. En revanche, pour Patrick Drahi, c'est plus compliqué. Il a investi à la foi dans Libération et dans L'Express, qui politiquement sont plutôt éloignés. Mais tous ces grands acteurs vont tous avoir leur écurie, ils ont tous quelques médias entre les mains. Lagardère a le JDD et Europe 1. Bernard Arnault Les Echos et Le Parisien. Drahi avec BFM, L'Express et Libération, le trio «BNP» avec L'Obs et Le Monde. Tout est en train d'être racheté par des gens qui ont des positionnements relativement forts politiquement. Quelqu'un comme Vincent Bolloré a reçu par exemple Nicolas Sarkozy sur son yacht au lendemain de sa victoire de 2007.
RT France : Considérez-vous qu'en France le réel danger qui pèse sur l'indépendance des journalistes est moins la censure politique que la censure économique ?
J.C. : Un Patrick Drahi ou un Xavier Niel sont plus mûs par des considérations économiques que par des considérations politiques. Chez un Vincent Bolloré, ce sera les deux. Il a toujours défendu ses affaires dans ses médias et par ses médias, cela est vrai. Il a aussi défendu ses amitiés politiques. Sur Canal Plus, il va à la fois censurer un documentaire sur Nicoals Sarkozy et François Hollande ou les Guignols pour ne pas déplaire à son ami Sarkozy. Mais il va également censurer un documentaire sur le Crédit Mutuel avec lequel il est en affaire. S'il a acheté Canal Plus, il y a des considérations politiques mais aussi le fait que derrière ce groupe, il y a les millions d'abonnés en Afrique, continent où il fait la majeure partie de ses affaires. Il acquiert aussi de l'influence médiatique et politique là aussi. Donc pour résumer, les médias peuvent rencontrer à la fois de la censure politique et de la censure économique.