Relations Turquie-UE-OTAN : sortons de l’ambiguïté

Si la crise migratoire en Europe et le conflit en Syrie sont étroitement liés, c'est en grande partie la politique de la Turquie, membre de l'OTAN, qui agit en catalyseur. Analyse du chercheur Pierre Berthelot.

 

La récente crise migratoire entre l’Europe et la Turquie, directement liée au conflit en Syrie et à ce qui serait aussi la plus grande crise humanitaire du début du XXIe siècle, suscite de nombreux commentaires et critiques. Ankara aurait volontairement envoyé des réfugiés installés sur le sol turc ou de passage, vers la Grèce et l’Union européenne, et procéderait ainsi à un chantage, souhaitant obtenir un soutien de l’OTAN d’une part, notamment face à la Russie, et une aide financière d’autre part.

Or, avant de prendre position, il importe de rappeler quelques considérations objectives sur cette crise migratoire. D’abord, elle est ancienne. Même si elle a atteint un pic en 2015, elle a en réalité débuté à la suite des interventions principalement occidentales en Afghanistan en 2001 (où la Turquie a d’ailleurs été présente), puis en Irak en 2003 (sous de faux prétextes), avant de connaître une explosion au début des «printemps ou révolutions arabes» en 2011, notamment en Syrie, entraînant des mouvements de populations inédits dans ce pays et contribuant à l’émergence tentaculaire de Daech au Proche et Moyen-Orient, premier proto-Etat terroriste des temps modernes.

C’est ainsi que la Turquie a absorbé la plus grande part de ces réfugiés politiques et économiques avec près de 4 millions de personnes installées sur son territoire, soit bien plus que le Liban, la Jordanie, l’Egypte ou d’autres pays d’accueil parfois situés hors du Proche-Orient. Or, la Turquie est un Etat qui a certes connu une remarquable percée économique depuis une vingtaine d’années, en particulier depuis l’accession au pouvoir de l’AKP sous l’impulsion de Reccep Tayyep Erdogan, ce qui explique en partie ses succès électoraux, mais ce n’est pas pour autant une pétromonarchie du Golfe, où le niveau de ressources garantit une importante manne financière. L’accueil de réfugiés en Turquie a représenté une charge financière considérable et difficile à assumer pour le gouvernement turc et sa population.

A contrario l’UE, habituée à dispenser des leçons de morale, à tout le monde, y compris à plusieurs de ses membres, sur l’enjeu migratoire, est la première puissance économique mondiale. Et il faut se souvenir qu'à la suite du pic de 2015, durant lequel près d’un million de réfugiés entrèrent en Europe (principalement en Allemagne, représentant un choc sans précédent pour cet Etat), un accord avait été signé par Bruxelles et Ankara, le 18 mars 2016, pour fixer un nombre maximum de réfugiés sur le sol turc.

Celui-ci avait plutôt bien fonctionné puisque le nombre de migrants arrivant dans l’UE avait drastiquement diminué, passant de 3500 par jour à quelques dizaines seulement. En contrepartie, l’UE s’était engagée, comme elle l’a fait avec d’autres pays accueillant des réfugiés au Proche-Orient (Liban, Jordanie en particulier) à débloquer une somme substantielle de près de 6 milliards de dollars. Aide qui n’aurait pas encore été intégralement versée, comme c’est trop souvent le cas lorsqu’il s’agit d’aides ou de promesses de dons internationales.

Or, la prise en charge de ces réfugiés a eu un coût énorme pour la Turquie, évalué à plus de 20 milliards de dollars. Certes, elle a pu bénéficier d’une main-d’œuvre à bon marché, mais tous les réfugiés syriens ou moyen-orientaux n’ont pas pu trouver une activité pérenne et ont donc dû être pris en charge par le gouvernement turc pour une bonne part.   

Par ailleurs, il faut réfléchir au-delà du dossier migratoire et répondre de façon claire à des questions essentielles, qui expliquent en partie la double crispation observée ces derniers temps : est-ce que oui ou non, la Turquie a vocation à rejoindre l’UE à terme ?

Officiellement, c’est toujours le cas, mais pour beaucoup d’Etats de l’UE c’est un non catégorique. C’est une première contradiction, car nul n’ignore qu’un Etat candidat, surtout lorsque c’est le cas depuis des décennies, bénéficie en général d’un traitement privilégié, avant de préparer dans les meilleures conditions son accession à l’UE. Et ce n’est précisément pas ce que l’on observe actuellement. Autre ambiguïté, la question du maintien de l’OTAN (considérée comme en «état de mort cérébrale» selon Emmanuel Macron) et de son «pilier oriental», la Turquie, seconde armée de la structure militaire transatlantique par son nombre de soldats. 

De deux choses l’une, soit nous annonçons clairement sa fin prochaine, et alors la Turquie ira vers des alliances renforcées, jusque-là seulement ébauchées¹ avec des Etats comme la Russie ou l’Iran, ce qui se traduira par une perte d’influence encore plus importante des Européens et plus globalement des Occidentaux dans cette région. Cela signifierait la fermeture des bases militaires de l’OTAN, ou de l’accès à l’espace aérien turc pour ses avions, sans oublier des relations encore plus tendues avec le monde musulman où la Turquie sait souvent faire entendre sa voix. Soit nous avons une discussion franche avec la Turquie, partenaire difficile mais essentiel.

Sur tous ces différents points (migrants, intégration à l’UE, OTAN) il nous faut trouver des réponses. Nous devons aller vite, car c’est davantage l’Europe que la Turquie qui risque d’être déstabilisée. Continuer à vouer aux gémonies la Turquie, ne fait pas une politique, qui doit être basée sur les réalités pragmatiques et les rapports de force en place, non sur l’émotion. Ce qui est certain, c’est que les incohérences, l’impéritie et les palinodies de l’Union européenne risquent de nous mener à une issue où tout le monde sera perdant. Pour éviter ce scénario noir, il faudrait une vision stratégique globale qui semble manquer cruellement à nos dirigeants. 

 

1. Voir à cet égard le dossier d’Orients Stratégiques consacré à ce sujet (La Turquie et des nouveaux alliés), N°9, juillet 2019, sous la direction de Jean Marcou