Mort de Soleimani : quelles conséquences au Moyen-Orient ?

Après l’assassinat du général iranien Qassem Soleimani, la crise atteint son plus haut niveau entre Washington et Téhéran. Pour quelles conséquences au Moyen-Orient ? Analyse d'Emmanuel Razavi, grand reporter et spécialiste du golfe persique.

L’assassinat ciblé du général iranien Qassem Soleimani, 62 ans, chef de la force Al-Qods – unité d’élite du Corps des Gardiens de la révolution chargée des opérations extérieures – lors d’une frappe de drone ordonnée par les Etats-Unis, répond forcément à une décision qui a été concertée aux plus hauts niveaux du renseignement et de l’état-major des armées américains. D’une part, parce qu’elle visait un haut dignitaire du régime iranien, proche du Guide suprême Ali Khamenei. D’autre part, parce qu’elle a été prise en violation de la souveraineté nationale irakienne.

Elle ne pouvait donc être le fait d’un simple coup de tête.

Rappelons que depuis plusieurs mois, le président américain Donald Trump a eu à au moins deux reprises la tentation d’une intervention contre des installations iraniennes, suite notamment à l’arraisonnement dans le détroit d’Ormuz d’un tanker en juillet 2019, puis à un raid sur les installations pétrolières en Arabie saoudite en septembre. A chaque fois, il a finalement retenu son glaive sur les conseils avisés du Pentagone qui ne veut pas d’un nouvel embrasement au Moyen-Orient. 

Fort de ce sentiment d’impunité, le régime des mollahs semble avoir joué une fois de trop la carte de la provocation, ne s’attendant pas à une réaction aussi violente. Ce fut sans doute là une erreur. Car en faisant abattre Soleimani, Trump leur a rappelé qu’il y avait une limite à ne pas franchir.

Rappelons les faits : le 28 décembre dernier, les Kataib Hezbollah irakiens – groupe chiite armé pro-iranien – ont bombardé une base américaine en Irak et tué un contractor Américain. En guise de riposte, Trump a fait bombarder à son tour des positions de ces mêmes Kataïb Hezbollah dans la province d’Anbar, tuant au moins une quinzaine de personnes. Dans la foulée, une foule manipulée par les iraniens a pris d’assaut, le 31 décembre, l’ambassade des Etats-Unis à Bagdad. Un point de non retour pour Washington, pour qui le spectre de la prise d’otages de civils et personnel de l’ambassade américaine à Téhéran en 1979 reste encore très présent.

Le trauma psychologique des Américains, sous-estimé par Téhéran, ajouté au fait que Trump prépare sa réélection, a ainsi conduit à la riposte que l’on connaît.

Quelles réactions attendre de l’Iran ?

Les tensions actuelles trouvent leur origine dans le retrait américain de l’accord sur le nucléaire en mai 2018, puis le durcissement de sanctions économiques visant notamment à empêcher l’Iran d’exporter son pétrole brut et de commercer avec un certain nombre de pays.

Depuis, les Etats-Unis et l’Iran n’ont cessé de jouer la carte des provocations et de l’escalade, sans que cela débouche pour autant sur un affrontement ouvert que personne ne souhaite. Trump a en effet fait du désengagement militaire américain au Moyen-Orient l’un de ses chevaux de bataille, ce qui exclut à priori toute volonté de se lancer dans un nouveau conflit. Côté iranien, le régime en proie à une crise économique et sociale sur le plan intérieur, dispose quant à lui de ressources et d’infrastructures militaires qui ne peuvent rivaliser avec celles des Américains et de leurs alliés dans la région.

Si en Iran, certains milieux se sont réjouis – très discrètement – de la mort de Soleimani, qui incarnait l’un des visages de l’arsenal répressif des gardiens de la révolution, régulièrement accusés par une partie de la population de corruption et de violences, le régime ne restera toutefois pas sans réagir. Le croire serait mal connaître la psyché politique iranienne, qui ne peut tolérer que l’on abatte impunément l’un de ses symboles. Les iraniens l’ont d’ailleurs déjà démontré en tirant une douzaine de missiles, dans la nuit du 7 au 8 janvier, sur deux bases américaines en Irak.

Spécialiste du Golfe Persique où il a vécu près de quinze ans, Ghislain de Castelbajac explique très bien, dans une analyse produite pour le think tank français Geopragma que «Soleimani n’est pas Oussama Bin Laden, ni Abu Bakr al Baghdadi. Il s’agissait d’un officier supérieur de l’armée iranienne ayant fait ses classes directement sur le terrain de la guerre Iran-Irak. Depuis une quinzaine d’années il avait largement concouru au retour de l’influence de la République islamique d’Iran sur la scène internationale en organisant et en formant des groupes paramilitaires au Liban, Irak et Syrie. Il avait contribué à la guerre contre Daech et fut reçu par les troupes américaines à Kirkouk en 2014. […] Fer de lance de la frange militaro-conservatrice du régime iranien, le général Soleimani était devenu une légende en Iran et pour une partie des populations chi’ites arabophones ou sunnites de Gaza, sous influence de la puissante confrérie des frères musulmans […]. L’administration américaine et ses alliés régionaux doivent donc s’attendre à des représailles».

Depuis 1979, l’Iran a étendu son influence dans toute une partie du Moyen-Orient, en s’appuyant sur les minorités chiites. En l’espace de quatre décennies, il a mis en place son « arc chiite » au Liban, en Irak, en Syrie et au Yémen. Qu’il s’agisse du Hezbollah libanais, des Houthis yéménites, des milices pro-iraniennes d’Irak (rappelons que le pays compte 60% de chiites) ou du clan Assad en Syrie, les supplétifs comme les espaces de réaction ne lui manquent donc pas pour porter des coups durs aux Américains et à leurs alliés.

Sans compter que la force Al-Qods reste à l’œuvre, portée par des officiers d’élite aussi mystiques que déterminés. Et même s’il semble qu’avec le bombardement iranien des bases américaines d’Aïn al-Assad et d’Erbil en Irak, le régime des Mollahs considère qu’il a sauvé la face, il est fort peu probable que les Gardiens de la Révolution en restent là. Leurs cibles potentielles sont d’ailleurs nombreuses. A commencer par les bases et les représentations diplomatiques américaines dans la région, les navires américains croisant dans le golfe Persique et, ce qui est à craindre, les ressortissants de pays proches des Etats-Unis. Ils peuvent aussi bombarder des infrastructures civiles et militaires saoudiennes, le royaume wahhabite partageant une frontière avec le Yémen, pays où ils sont implantés, ou encore activer le Hezbollah libanais contre Israël.

Autre point qui a toute son importance : le parlement irakien a déjà réclamé l’expulsion des 5200 soldats américains présents dans le pays. Si cette « demande » est suivie d’effet, elle entraînera sans aucun doute une rupture dans la lutte contre Daech dans la région.

On l’aura compris : si de part et d’autre, personne ne souhaite une guerre ouverte, la confrontation quasi-directe entre Téhéran et Washington – initiée par l’assassinat de Soleimani, et une première riposte iranienne – a déjà pour conséquence de voir croître dangereusement l’instabilité au Moyen-Orient.